Il se trouvait alors à trois cent mille
du cap Clear, et après trois jours d’un retard qui inquiéta
vivement Liverpool, il entra dans les bassins de la Compagnie.
Les ingénieurs procédèrent alors à la visite du Scotia,
qui fut mis en cale sèche. Ils ne purent en croire leurs yeux. A
deux mètres et demi au-dessous de la flottaison s’ouvrait une
déchirure régulière, en forme de triangle isocèle. La cassure de la
tôle était d’une netteté parfaite, et elle n’eût pas été frappée
plus sûrement à l’emporte-pièce. Il fallait donc que l’outil
perforant qui l’avait produite fût d’une trempe peu commune — et
après avoir été lancé avec une force prodigieuse, ayant ainsi perce
une tôle de quatre centimètres, il avait dû se retirer de lui-même
par un mouvement rétrograde et vraiment inexplicable.
Tel était ce dernier fait, qui eut pour résultat de passionner à
nouveau l’opinion publique. Depuis ce moment, en effet, les
sinistres maritimes qui n’avaient pas de cause déterminée furent
mis sur le compte du monstre. Ce fantastique animal endossa la
responsabilité de tous ces naufrages, dont le nombre est
malheureusement considérable ; car sur trois mille navires
dont la perte est annuellement relevée au Bureau-Veritas, le
chiffre des navires à vapeur ou à voiles, supposés perdus corps et
biens par suite d’absence de nouvelles, ne s’élève pas à moins de
deux cents !
Or, ce fut le « monstre » qui, justement ou injustement, fut
accusé de leur disparition, et, grâce à lui, les communications
entre les divers continents devenant de plus en plus dangereuses,
le public se déclara et demanda catégoriquement que les mers
fussent enfin débarrassées et à tout prix de ce formidable
cétacé.
Chapitre 2
Le pour et le contre
A l’époque où ces événements se produisirent, je revenais d’une
exploration scientifique entreprise dans les mauvaises terres du
Nebraska, aux États-Unis. En ma qualité de professeur-suppléant au
Muséum d’histoire naturelle de Paris, le gouvernement français
m’avait joint à cette expédition. Après six mois passés dans le
Nebraska, chargé de précieuses collections, j’arrivai à New York
vers la fin de mars. Mon départ pour la France était fixé aux
premiers jours de mai. Je m’occupais donc, en attendant, de classer
mes richesses minéralogiques, botaniques et zoologiques, quand
arriva l’incident du Scotia.
J’étais parfaitement au courant de la question à l’ordre du
jour, et comment ne l’aurais-je pas été ? J’avais lu et relu
tous les journaux américains et européens sans être plus avancé. Ce
mystère m’intriguait. Dans l’impossibilité de me former une
opinion, je flottais d’un extrême à l’autre. Qu’il y eut quelque
chose, cela ne pouvait être douteux, et les incrédules étaient
invités à mettre le doigt sur la plaie du Scotia.
A mon arrivée à New York, la question brûlait. L’hypothèse de
l’îlot flottant, de l’écueil insaisissable, soutenue par quelques
esprits peu compétents, était absolument abandonnée. Et, en effet,
à moins que cet écueil n’eût une machine dans le ventre, comment
pouvait-il se déplacer avec une rapidité si prodigieuse ?
De même fut repoussée l’existence d’une coque flottante, d’une
énorme épave, et toujours à cause de la rapidité du
déplacement.
Restaient donc deux solutions possibles de la question, qui
créaient deux clans très distincts de partisans : d’un côté, ceux
qui tenaient pour un monstre d’une force colossale ; de
l’autre, ceux qui tenaient pour un bateau « sous-marin » d’une
extrême puissance motrice.
Or, cette dernière hypothèse, admissible après tout, ne put
résister aux enquêtes qui furent poursuivies dans les deux mondes.
Qu’un simple particulier eût à sa disposition un tel engin
mécanique, c’était peu probable. Où et quand l’eut-il fait
construire, et comment aurait-il tenu cette construction
secrète ?
Seul, un gouvernement pouvait posséder une pareille machine
destructive, et, en ces temps désastreux où l’homme s’ingénie à
multiplier la puissance des armes de guerre, il était possible
qu’un État essayât à l’insu des autres ce formidable engin. Après
les chassepots, les torpilles, après les torpilles, les béliers
sous-marins, puis la réaction. Du moins, je l’espère.
Mais l’hypothèse d’une machine de guerre tomba encore devant la
déclaration des gouvernements. Comme il s’agissait là d’un intérêt
public, puisque les communications transocéaniennes en souffraient,
la franchise des gouvernements ne pouvait être mise en doute.
D’ailleurs, comment admettre que la construction de ce bateau
sous-marin eût échappé aux yeux du public ? Garder le secret
dans ces circonstances est très difficile pour un particulier, et
certainement impossible pour un Etat dont tous les actes sont
obstinément surveillés par les puissances rivales.
Donc, après enquêtes faites en Angleterre, en France, en Russie,
en Prusse, en Espagne, en Italie, en Amérique, voire même en
Turquie, l’hypothèse d’un Monitor sous-marin fut définitivement
rejetée.
A mon arrivée à New York, plusieurs personnes m’avaient fait
l’honneur de me consulter sur le phénomène en question. J’avais
publié en France un ouvrage in-quarto en deux volumes intitulé :
Les Mystères des grands fonds sous-marins. Ce livre,
particulièrement goûté du monde savant, faisait de moi un
spécialiste dans cette partie assez obscure de l’histoire
naturelle. Mon avis me fut demandé. Tant que je pus nier du fait,
je me renfermai dans une absolue négation. Mais bientôt, collé au
mur, je dus m’expliquer catégoriquement. Et même, « l’honorable
Pierre Aronnax, professeur au Muséum de Paris », fut mis en demeure
par le New York-Herald de formuler une opinion
quelconque.
Je m’exécutai. Je parlai faute de pouvoir me taire. Je discutai
la question sous toutes ses faces, politiquement et
scientifiquement, et je donne ici un extrait d’un article très
nourri que je publiai dans le numéro du 30 avril.
« Ainsi donc, disais-je, après avoir examiné une à une les
diverses hypothèses, toute autre supposition étant rejetée, il faut
nécessairement admettre l’existence d’un animal marin d’une
puissance excessive.
« Les grandes profondeurs de l’Océan nous sont totalement
inconnues. La sonde n’a su les atteindre. Que se passe-t-il dans
ces abîmes reculés ? Quels êtres habitent et peuvent habiter à
douze ou quinze milles au-dessous de la surface des eaux ?
Quel est l’organisme de ces animaux ? On saurait à peine le
conjecturer.
« Cependant, la solution du problème qui m’est soumis peut
affecter la forme du dilemme.
« Ou nous connaissons toutes les variétés d’êtres qui peuplent
notre planète, ou nous ne les connaissons pas.
« Si nous ne les connaissons pas toutes, si la nature a encore
des secrets pour nous en ichtyologie, rien de plus acceptable que
d’admettre l’existence de poissons ou de cétacés, d’espèces ou même
de genres nouveaux, d’une organisation essentiellement « fondrière
», qui habitent les couches inaccessibles à la sonde, et qu’un
événement quelconque, une fantaisie, un caprice, si l’on veut,
ramène à de longs intervalles vers le niveau supérieur de
l’Océan.
« Si, au contraire, nous connaissons toutes les espèces
vivantes, il faut nécessairement chercher l’animal en question
parmi les êtres marins déjà catalogués, et dans ce cas, je serai
disposé à admettre l’existence d’un Narwal géant.
« Le narwal vulgaire ou licorne de mer atteint souvent une
longueur de soixante pieds.
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