J’étais étonné moi-même de ce que je souffrais. Ma mémoire me retraçait les instants où je m’étais dit que je n’aspirais qu’à un succès ; que ce n’était qu’une tentative à laquelle je renoncerais sans peine. Je ne concevais rien à la douleur violente, indomptable, qui déchirait mon cœur. Plusieurs jours se passèrent de la sorte. J’étais également incapable de distraction et d’étude. J’errais sans cesse devant la porte d’Ellénore. Je me promenais dans la ville, comme si, au détour de chaque rue, j’avais pu espérer de la rencontrer. Un matin, dans une de ces courses sans but qui servaient à remplacer mon agitation par de la fatigue, j’aperçus la voiture du comte de P**, qui revenait de son voyage. Il me reconnut et mit pied à terre. Après quelques phrases banales, je lui parlai, en déguisant mon trouble, du départ subit d’Ellénore. « Oui, me dit-il, une de ses amies, à quelques lieues d’ici, a éprouvé je ne sais quel événement fâcheux qui a fait croire à Ellénore que ses consolations lui seraient utiles. Elle est partie sans me consulter. C’est une personne que tous ses sentiments dominent, et dont l’âme, toujours active, trouve presque du repos dans le dévouement. Mais sa présence ici m’est trop nécessaire ; je vais lui écrire : elle reviendra sûrement dans quelques jours.
Cette assurance me calma ; je sentis ma douleur s’apaiser. Pour la première fois depuis le départ d’Ellénore je pus respirer sans peine. Son retour fut moins prompt que ne l’espérait le comte de P**. Mais j’avais repris ma vie habituelle et l’angoisse que j’avais éprouvée commençait à se dissiper, lorsqu’au bout d’un mois M. de P** me fit avertir qu’Ellénore devait arriver le soir. Comme il mettait un grand prix à lui maintenir dans la société la place que son caractère méritait, et dont sa situation semblait l’exclure, il avait invité à souper plusieurs femmes de ses parentes et de ses amies qui avaient consenti à voir Ellénore.
Mes souvenirs reparurent, d’abord confus, bientôt plus vifs. Mon amour-propre s’y mêlait. J’étais embarrassé, humilié, de rencontrer une femme qui m’avait traité comme un enfant. Il me semblait la voir, souriant à mon approche de ce qu’une courte absence avait calmé l’effervescence d’une jeune tête ; et je démêlais dans ce sourire une sorte de mépris pour moi. Par degrés mes sentiments se réveillèrent. Je m’étais levé, ce jour-là même, ne songeant plus à Ellénore ; une heure après avoir reçu la nouvelle de son arrivée, son image errait devant mes yeux, régnait sur mon cœur, et j’avais la fièvre de la crainte de ne pas la voir.
Je restai chez moi toute la journée ; je m’y tins, pour ainsi dire, caché : je tremblais que le moindre mouvement ne prévînt notre rencontre. Rien pourtant n’était plus simple, plus certain, mais je la désirais avec tant d’ardeur, qu’elle me paraissait impossible. L’impatience me dévorait : à tous les instants je consultais ma montre. J’étais obligé d’ouvrir la fenêtre pour respirer ; mon sang me brûlait en circulant dans mes veines.
Enfin j’entendis sonner l’heure à laquelle je devais me rendre chez le comte. Mon impatience se changea tout à coup en timidité ; je m’habillai lentement ; je ne me sentais plus pressé d’arriver : j’avais un tel effroi que mon attente ne fût déçue, un sentiment si vif de la douleur que je courais risque d’éprouver, que j’aurais consenti volontiers à tout ajourner.
Il était assez tard lorsque j’entrai chez M. de P**. J’aperçus Ellénore assise au fond de la chambre ; je n’osais avancer ; il me semblait que tout le monde avait les yeux fixés sur moi. J’allai me cacher dans un coin du salon, derrière un groupe d’hommes qui causaient. De là je contemplais Ellénore : elle me parut légèrement changée, elle était plus pâle que de coutume.
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