« Que craignez-vous ? repris-je. Qu’est-ce que j’exige ? Ce que vous accordez à tous les indifférents. Est-ce le monde que vous redoutez ? Ce monde, absorbé dans ses frivolités solennelles, ne lira pas dans un cœur tel que le mien. Comment ne serais-je pas prudent ? N’y va-t-il pas de ma vie ? Ellénore, rendez-vous à ma prière : vous y trouverez quelque douceur. Il y aura pour vous quelque charme à être aimée ainsi, à me voir auprès de vous, occupé de vous seule, n’existant que pour vous, vous devant toutes les sensations de bonheur dont je suis encore susceptible, arraché par votre présence à la souffrance et au désespoir. »
Je poursuivis longtemps de la sorte, levant toutes les objections, retournant de mille manières tous les raisonnements qui plaidaient en ma faveur. J’étais si soumis, si résigné, je demandais si peu de chose, j’aurais été si malheureux d’un refus !
Ellénore fut émue. Elle m’imposa plusieurs conditions. Elle ne consentit à me recevoir que rarement, au milieu d’une société nombreuse, avec l’engagement que je ne lui parlerais jamais d’amour. Je promis ce qu’elle voulut. Nous étions contents tous les deux : moi, d’avoir reconquis le bien que j’avais été menacé de perdre, Ellénore, de se trouver à la fois généreuse, sensible et prudente.
Je profitai dès le lendemain de la permission que j’avais obtenue ; je continuai de même les jours suivants. Ellénore ne songea plus à la nécessité que mes visites fussent peu fréquentes : bientôt rien ne lui parut plus simple que de me voir tous les jours. Dix ans de fidélité avaient inspiré à M. de P** une confiance entière ; il laissait à Ellénore la plus grande liberté. Comme il avait eu à lutter contre l’opinion qui voulait exclure sa maîtresse du monde où il était appelé à vivre, il aimait à voir s’augmenter la société d’Ellénore ; sa maison remplie constatait à ses yeux son propre triomphe sur l’opinion.
Lorsque j’arrivais, j’apercevais dans les regards d’Ellénore une expression de plaisir. Quand elle s’amusait dans la conversation, ses yeux se tournaient naturellement vers moi. L’on ne racontait rien d’intéressant qu’elle ne m’appelât pour l’entendre. Mais elle n’était jamais seule : des soirées entières se passaient sans que je pusse lui dire autre chose en particulier que quelques mots insignifiants ou interrompus. Je ne tardai pas à m’irriter de tant de contrainte. Je devins sombre, taciturne, inégal dans mon humeur, amer dans mes discours. Je me contenais à peine lorsqu’un autre que moi s’entretenait à part avec Ellénore ; j’interrompais brusquement ces entretiens. Il m’importait peu qu’on pût s’en offenser, et je n’étais pas toujours arrêté par la crainte de la compromettre. Elle se plaignit à moi de ce changement.
« Que voulez-vous ? lui dis-je avec impatience : vous croyez sans doute avoir fait beaucoup pour moi ; je suis forcé de vous dire que vous vous trompez. Je ne conçois rien à votre nouvelle manière d’être. Autrefois vous viviez retirée ; vous fuyiez une société fatigante ; vous évitiez ces éternelles conversations qui se prolongent précisément parce qu’elles ne devraient jamais commencer. Aujourd’hui votre porte est ouverte à la terre entière. On dirait qu’en vous demandant de me recevoir, j’ai obtenu pour tout l’univers la même faveur que pour moi. Je vous l’avoue, en vous voyant jadis si prudente, je ne m’attendais pas à vous trouver si frivole. »
Je démêlai dans les traits d’Ellénore une impression de mécontentement et de tristesse. « Chère Ellénore, lui dis-je en me radoucissant tout à coup, ne mérité-je donc pas d’être distingué des mille importuns qui vous assiègent ? L’amitié n’a-t-elle pas ses secrets ? N’est-elle pas ombrageuse et timide au milieu du bruit et de la foule ? »
Ellénore craignait, en se montrant inflexible, de voir se renouveler des imprudences qui l’alarmaient pour elle et pour moi. L’idée de rompre n’approchait plus de son cœur : elle consentit à me recevoir quelquefois seule.
Alors se modifièrent rapidement les règles sévères qu’elle m’avait prescrites. Elle me permit de lui peindre mon amour ; elle se familiarisa par degrés avec ce langage : bientôt elle m’avoua qu’elle m’aimait.
Je passai quelques heures à ses pieds, me proclamant le plus heureux des hommes, lui prodiguant mille assurances de tendresse, de dévouement et de respect éternel. Elle me raconta ce qu’elle avait souffert en essayant de s’éloigner de moi ; que de fois elle avait espéré que je la découvrirais malgré ses efforts ; comment le moindre bruit qui frappait ses oreilles lui paraissait annoncer mon arrivée ; quel trouble, quelle joie, quelle crainte elle avait ressentis en me revoyant ; par quelle défiance d’elle-même, pour concilier le penchant de son cœur avec la prudence, elle s’était livrée aux distractions du monde, et avait recherché la foule qu’elle fuyait auparavant.
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