Si, par malheur, un éclat du vrai caractère des Watteville et des de Rupt se faisait jour, la mère rebattait Philomène avec le fer du respect sur l’enclume de l’obéissance passive. Ce combat secret avait lieu dans l’enceinte la plus secrète de la vie domestique, à huis clos. Le vicaire-général, ce cher abbé de Grancey, l’ami du défunt archevêque, quelque fort qu’il fût en sa qualité de grand-pénitencier du diocèse, ne pouvait pas deviner si cette lutte avait ému quelque haine entre la mère et la fille, si la mère était par avance jalouse, ou si la cour que faisait Amédée à la fille dans la personne de la mère n’avait pas outrepassé les bornes. En sa qualité d’ami de la maison, il ne confessait ni la mère ni la fille.

Philomène, un peu trop battue, moralement parlant, à propos du jeune monsieur de Soulas, ne pouvait pas le souffrir, pour employer un terme du langage familier. Aussi quand il lui adressait la parole en tâchant de surprendre son cœur, le recevait-elle assez froidement. Cette répugnance, visible seulement aux yeux de sa mère, était un continuel sujet d’admonestation.

— Philomène, je ne vois pas pourquoi vous affectez tant de froideur pour Amédée, est-ce parce qu’il est l’ami de la maison, et qu’il nous plaît, à votre père et à moi...

— Eh ! maman, répondit un jour la pauvre enfant, si je l’accueillais bien, n’aurais-je pas plus de torts ?

— Qu’est-ce que cela signifie ? s’écria madame de Watteville. Qu’entendez-vous par ces paroles ? votre mère est injuste, peut-être, et selon vous, elle le serait dans tous les cas ? Que jamais il ne sorte plus de pareille réponse de votre bouche, à votre mère !... etc.

Cette querelle dura trois heures trois quarts, et Philomène en fit l’observation. La mère devint pâle de colère, et renvoya sa fille dans sa chambre où Philomène étudia le sens de cette scène, sans y rien trouver, tant elle était innocente ! Ainsi, le jeune monsieur de Soulas, que toute la ville de Besançon croyait bien près du but vers lequel il tendait, cravates déployées, à coups de pots de vernis, et qui lui faisait user tant de noir à cirer les moustaches, tant de jolis gilets, de fers de chevaux et de corsets, car il portait un gilet de peau, le corset des lions ; Amédée en était plus loin que le premier venu, quoiqu’il eût pour lui le digne et noble abbé de Grancey. Philomène ne savait pas d’ailleurs encore, au moment où cette histoire commence, que le jeune comte Amédée de Souleyaz lui fût destiné.

— Madame, dit monsieur de Soulas en s’adressant à la baronne en attendant que le potage un peu trop chaud se fût refroidi et en affectant de rendre son récit quasi romanesque, un beau matin la malle-poste a jeté dans l’Hôtel National un Parisien qui, après avoir cherché des appartements, s’est décidé pour le premier étage de la maison de mademoiselle Calard, rue du Perron. Puis, l’étranger est allé droit à la mairie y déposer une déclaration de domicile réel et politique. Enfin il s’est fait inscrire au tableau des avocats près la cour en présentant des titres en règle, et il a mis des cartes chez tous ses nouveaux confrères, chez les officiers ministériels, chez les Conseillers de la cour et chez tous les membres du tribunal, une carte où se lisait : ALBERT SAVARON.

— Le nom de Savaron est célèbre, dit mademoiselle Philomène, qui était très-forte en science héraldique. Les Savaron de Savarus sont une des plus vieilles, des plus nobles et des plus riches familles de Belgique.

— Il est Français et troubadour, reprit Amédée de Soulas. S’il veut prendre les armes des Savaron de Savarus, il y mettra une barre. Il n’y a plus en Brabant qu’une demoiselle Savarus, une riche héritière à marier.

— La barre est signe de bâtardise ; mais le bâtard d’un comte de Savarus est noble, reprit Philomène.

— Assez, Philomène ! dit la baronne.

— Vous avez voulu qu’elle sût le blason, fit monsieur de Watteville, elle le sait bien !

— Continuez, Amédée.

— Vous comprenez que dans une ville où tout est classé, défini, connu, casé, chiffré, numéroté comme à Besançon, Albert Savaron a été reçu par nos avocats sans aucune difficulté. Chacun s’est contenté de dire : Voilà un pauvre diable qui ne sait pas son Besançon. Qui diable a pu lui conseiller de venir ici ? qu’y prétend-il faire ? Envoyer sa carte chez les magistrats, au lieu d’y aller en personne ?... quelle faute ! Aussi, trois jours après, plus de Savaron. Il a pris pour domestique l’ancien valet de chambre de feu monsieur Galard, Jérôme qui sait faire un peu de cuisine. On a d’autant mieux oublié Albert Savaron que personne ne l’a ni vu ni rencontré.

— Il ne va donc pas à la messe ? dit madame de Chavoncourt.

— Il y va le dimanche, à Saint-Jean, mais à la première messe, à huit heures. Il se lève toutes les nuits entre une heure et deux du matin, il travaille jusqu’à huit heures, il déjeune, et après il travaille encore. Il se promène dans le jardin, il en fait cinquante fois, soixante fois le tour ; il rentre, dîne, et se couche entre six et sept heures.

— Comment savez-vous tout cela ? dit madame de Chavoncourt à monsieur de Soulas.

— D’abord, madame, je demeure rue Neuve au coin de la rue du Perron, j’ai vue sur la maison où loge ce mystérieux personnage ; puis il y a naturellement des protocoles entre mon tigre et Jérôme.

— Vous causez donc avec Babylas ?

— Que voulez-vous que je fasse dans mes promenades ?

— Eh ! bien, comment avez-vous pris un étranger pour avocat ? dit la baronne en rendant ainsi la parole au vicaire-général.

— Le premier président a joué le tour à cet avocat de le nommer d’office pour défendre aux assises un paysan à peu près imbécile, accusé de faux. Monsieur Savaron a fait acquitter ce pauvre homme en prouvant son innocence et démontrant qu’il avait été l’instrument des vrais coupables. Non-seulement son système a triomphé mais il a nécessité l’arrestation de deux des témoins qui, reconnus coupables ont été condamnés. Ses plaidoiries ont frappé la Cour et les jurés. L’un d’eux, un négociant a confié le lendemain à monsieur Savaron un procès délicat qu’il a gagné. Dans la situation où nous étions par l’impossibilité où se trouvait monsieur Berryer de venir à Besançon, monsieur de Garceneault nous a donné le conseil de prendre ce monsieur Albert Savaron en nous prédisant le succès. Dès que je l’ai vu, que je l’ai entendu, j’ai eu foi en lui, et je n’ai pas eu tort.

— A-t-il donc quelque chose d’extraordinaire, demanda madame de Chavoncourt.

— Oui, répondit le vicaire-général.

— Eh ! bien expliquez-nous cela, dit madame de Watteville.

— La première fois que je le vis, dit l’abbé de Grancey, il me reçut dans la première pièce après l’antichambre (l’ancien salon du bonhomme Galard) qu’il a fait peindre tout en vieux chêne, et que j’ai trouvée entièrement tapissée de livres de droit contenus dans des bibliothèques également peintes en vieux bois. Cette peinture et les livres sont tout le luxe car le mobilier consiste en un bureau de vieux bois sculpté, six vieux fauteuils en tapisserie, aux fenêtres des rideaux couleur carmélite bordés de vert, et un tapis vert sur le plancher. Le poêle de l’antichambre chauffe aussi cette bibliothèque.