(Et il n’en avait certainement pas l’air, vu qu’il
était fait entièrement de carton.)
« Jusqu’ici,
tout concorde », déclara le Roi.
Puis, il
continua à lire les vers à voix basse :
« …Et
Nous n’ignorons pas que c’est la vérité… Il s’agit là des jurés,
naturellement… Si elle veut aller jusqu’au bout de l’affaire… Mais
voyons, c’est clair, Elle, c’est la Reine. Je me demande ce qui
pourra l’arrêter !… On peut se le demander, en effet !… Je
leur en donnai une, ils m’en donnèrent deux… Eh bien, c’est sans doute ce
que l’accusé a du faire des tartes.
– Regardez
donc la suite : Mais toutes cependant leur revinrent à eux, fit
remarquer Alice.
– Bien
sûr, les voilà ! s’écria le Roi d’une voix triomphante, en montrant du
doigt les tartes qui se trouvaient sur la table. Cela me paraît clair comme le
jour. Quant à ceci : …dés avant qu’elle n’eût cette attaque de nerfs…
Je crois que vous n’avez jamais eu d’attaque de nerfs, n’est-ce pas, ma chère
amie ? demanda-t-il à la Reine.
–
Jamais ! s’exclama-t-elle d’une voix furieuse, tout en jetant un encrier à
la tête du Lézard. (L’infortuné petit Bill avait cessé d’écrire sur son ardoise
avec un doigt, après s’être aperçu que cela ne laissait aucune trace ;
mais il se remit vivement à la besogne en utilisant l’encre qui dégoulinait le
long de son visage jusqu’à ce qu’elle fût sèche.)
– Si vous
n’avez jamais eu d’attaque, ce n’est pas vous qu’on attaque, dit le Roi.
Puis, il
regarda autour de lui en souriant d’un air satisfait. Il y eut un silence de
mort.
« C’est
un jeu de mots ! » ajouta-t-il d’un ton vexé. Et tout le monde éclata
de rire.
« Que
les jurés délibèrent pour rendre leur verdict, ordonna le Roi pour la vingtième
fois de la journée.
– Non,
non ! s’écria la Reine. La condamnation d’abord, la délibération ensuite.
– C’est
stupide ! protesta Alice d’une voix forte. En voilà une idée !
–
Taisez-vous ! ordonna la Reine, pourpre de fureur.
– Je ne me
tairai pas ! répliqua Alice.
– Qu’on
lui coupe la tête ! » hurla la Reine de toutes ses forces.
Personne ne
bougea.
« Qui
fait attention à vous ? demanda Alice (qui avait maintenant retrouvé sa
taille normale). Vous n’êtes qu’un jeu de cartes ! »
A ces
mots, toutes les cartes montèrent dans l’air et lui retombèrent dessus. Elle
poussa un petit cri de colère et de frayeur, essaya de les repousser avec ses
mains, et se retrouva couchée sur le talus, la tête sur les genoux de sa sœur
qui enlevait doucement de son visage quelques feuilles mortes tombées des
arbres.
« Alice,
ma chérie, réveille-toi ! lui dit sa sœur. Comme tu as dormi
longtemps !
– Oh, quel
rêve bizarre je viens de faire ! s’exclama Alice.
Et elle se
mit à raconter, autant qu’elle pouvait se les rappeler, toutes les étranges
Aventures que vous venez de lire.
Lorsqu’elle
eut fini, sa sœur l’embrassa et dit :
« C’était
un rêve vraiment très bizarre, ma chérie ; mais, à présent, rentre vite à
la maison pour prendre ton thé ; il commence à se faire tard. »
Alice se
leva et s’en alla en courant, tout en réfléchissant de son mieux au rêve
merveilleux qu’elle venait de faire.
Mais sa
sœur resta assise sans bouger à l’endroit où sa cadette l’avait laissée, la
tête appuyée sur une main, regardant le soleil se coucher, songeant à Alice et
à ses merveilleuses Aventures, jusqu’à ce qu’elle aussi se mît à rêver tout
éveillée. Et voici quel fut son rêve :
D’abord
elle rêva de la petite Alice. De nouveau les petites mains furent croisées sur
ses genoux, les yeux avides et brillants furent fixés sur les siens ; elle
crut entendre le timbre même de sa voix, elle crut voir le petit mouvement de
sa tête rejetée en arrière pour écarter les cheveux qui avaient la fâcheuse
habitude de lui tomber sur les yeux ; et, tandis qu’elle écoutait, ou
croyait écouter, il lui sembla voir s’agiter autour d’elle les créatures
bizarres du rêve de sa petite sœur.
Les
longues herbes se mirent à bruire à ses pieds tandis que le Lapin Blanc passait
en hâte… La Souris effrayée traversa la mare voisine avec un léger clapotis…
Elle entendit le bruit des tasses à thé du Lièvre de Mars et de ses amis,
éternellement attablés devant leur éternel goûter, et la voix aiguë de la Reine
ordonnant l’exécution de ses malheureux invités… Une fois encore le bébé-cochon
éternua sur les genoux de la Duchesse, tandis que plats et assiettes s’écrasaient
autour de lui… Une fois encore le cri du Griffon, le grincement du crayon sur
l’ardoise du Lézard, les faibles soupirs des cochons d’Inde étouffés,
remplirent l’espace, mêlés aux sanglots lointains de l’infortunée
Simili-Tortue.
Elle resta
ainsi, les yeux fermés, croyant presque être au Pays des Merveilles, tout en
sachant fort bien qu’il lui suffirait de les rouvrir pour retrouver la terne
réalité. L’herbe ne bruirait plus qu’au souffle du vent, et, seul, le
balancement des tiges des roseaux ferait naître des rides à la surface de la
mare… Le tintement des tasses à thé deviendrait le tintement des clochettes des
moutons, les cris aigus de la Reine ne seraient plus que la voix du petit
berger… Les éternuements du bébé, les cris du Griffon et tous les autres bruits
étranges, se transformeraient (elle ne le savait que trop) en la rumeur confuse
qui montait de la basse-cour, tandis que les meuglements lointains du bétail
remplaceraient les lourds sanglots de la Simili-Tortue.
Finalement,
elle se représenta cette même petite sœur devenue femme. Elle était certaine
que, dans les années à venir, Alice garderait son cœur d’enfant, si aimant et
si simple ; elle rassemblerait autour d’elle d’autres petits enfants, ses
enfants à elle, et ce serait leurs yeux à eux qui deviendraient brillants et
avides en écoutant mainte histoire extraordinaire, peut-être même cet ancien
rêve du Pays des Merveilles. Elle partagerait tous leurs simples chagrins et
prendrait plaisir à toutes leurs simples joies, en se rappelant sa propre
enfance et les heureuses journées d’été.
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