« Il
est inutile de lui parler, pensa-t-elle, avant que ses oreilles ne se montrent,
du moins une des deux. » Au bout d’une minute, toute la tête était
visible ; Alice posa alors son flamant et se mit à lui raconter la partie
de croquet, tout heureuse d’avoir quelqu’un qui voulût bien l’écouter. Le Chat
jugea sans doute qu’on voyait une partie suffisante de sa personne, et il n’en
apparut pas davantage.
« Je
trouve qu’ils ne jouent pas du tout honnêtement, commença-t-elle d’un ton assez
mécontent ; et ils se disputent d’une façon si épouvantable qu’on ne peut
pas s’entendre parler ; et on dirait qu’il n’y a aucune règle du jeu (en
tout cas, s’il y en a, personne ne les suit) ; et vous ne pouvez pas vous
imaginer combien c’est déconcertant d’avoir affaire à des accessoires
vivants : par exemple, l’arceau sous lequel doit passer ma boule est en
train de se promener à l’autre bout du terrain, et je suis sûre que j’aurais croqué
le hérisson de la Reine il y a un instant, mais il s’est enfui en voyant
arriver le mien !
– Que
penses-tu de la Reine ? » demanda le Chat à voix basse.
– Elle ne
me plaît pas du tout ; elle est tellement… — Juste à ce moment, elle
s’aperçut que la Reine était tout près derrière eux, en train d’écouter ;
c’est pourquoi elle continua ainsi, — …sûre de gagner à ce jeu que c’est
presque inutile de finir la partie. »
La Reine
passa son chemin en souriant.
« A
qui diable parles-tu ? demanda le Roi, en s’approchant d’Alice et en
regardant la tête du Chat avec beaucoup de curiosité.
– À l’un
de mes amis… un Chat du Cheshire. Permettez-moi de vous le présenter.
– Je
n’aime pas du tout sa mine, déclara le Roi. Néanmoins, je l’autorise à me
baiser la main, s’il le désire.
– J’aime
mieux pas, riposta le Chat.
– Ne
faites pas l’impertinent, dit le Roi. Et ne me regardez pas comme cela !
ajouta-t-il en se mettant derrière Alice.
– Un chat
peut bien regarder un roi, fit-elle observer. J’ai lu cela dans un livre, je ne
me rappelle plus où.
– C’est
possible, mais il faut le faire disparaître », affirma le Roi d’un ton
décidé. Puis il cria à la Reine qui se trouvait à passer à ce moment :
« Ma chère amie, je voudrais bien que vous fassiez disparaître ce
chat ! »
La Reine
ne connaissait qu’une seule façon de résoudre toutes les difficultés.
« Qu’on lui coupe la tête ! » cria-t-elle, sans même se
retourner.
« Je
vais aller chercher le bourreau moi-même », dit le Roi avec empressement.
Et il s’éloigna en toute hâte.
Alice
pensa qu’elle ferait tout aussi bien de rejoindre les joueurs pour voir où en
était la partie, car elle entendait dans le lointain la voix de la Reine qui
hurlait de colère. Elle l’avait déjà entendue condamner trois des joueurs à
avoir la tête coupée parce qu’ils avaient laissé passer leur tour, et elle
n’aimait pas du tout la tournure que prenaient les évènements, car la partie
était tellement embrouillée qu’elle ne savait jamais si c’était son tour ou non
de jouer. En conséquence, elle se mit à la recherche de son hérisson.
Celui-ci
livrait bataille à un autre hérisson, et Alice vit là une excellente occasion
d’utiliser l’un pour croquer l’autre : le seul ennui était que son flamant
se trouvait à l’autre extrémité du jardin, où elle pouvait le voir qui essayait
vainement de s’envoler pour se percher sur un arbre.
Avant
qu’elle n’eût attrapé et ramené le flamant, la bataille était terminée, et les
deux hérissons avaient disparu. « Mais cela n’a pas une grande importance,
pensa-t-elle, puisqu’il ne reste plus un seul arceau de ce côté-ci du
terrain. » Elle fourra donc le flamant sous son bras pour l’empêcher de
s’échapper de nouveau, puis revint vers son ami pour continuer la conversation.
Quand elle
arriva à l’endroit où se trouvait le Chat du Cheshire, elle fut fort étonnée de
voir qu’une foule nombreuse l’entourait : le bourreau, le Roi et la Reine
se disputaient, en parlant tous à la fois, tandis que le reste de l’assistance
se taisait d’un air extrêmement gêné.
Dès
qu’Alice apparut, les trois personnages firent appel à elle pour régler le
différend. Chacun lui exposa ses arguments, mais, comme ils parlaient tous à la
fois, elle eut beaucoup de mal à comprendre exactement ce qu’ils disaient.
Le
bourreau déclarait qu’il était impossible de couper une tête s’il n’y avait pas
un corps dont on pût la séparer, qu’il n’avait jamais rien fait de semblable
jusqu’à présent, et qu’il n’allait sûrement pas commencer à son âge.
Le Roi
déclarait que tout ce qui avait une tête pouvait être décapité, et qu’il ne
fallait pas raconter de bêtises.
La Reine
déclarait que si on ne prenait pas une décision immédiatement, elle ferait
exécuter tout le monde autour d’elle. (Cette dernière remarque expliquait l’air
grave et inquiet de l’assistance.)
Alice ne
put trouver autre chose à dire que ceci : « Le Chat appartient à la
Duchesse ; c’est à elle que vous feriez mieux de vous adresser. »
« Elle
est en prison, dit la Reine au bourreau. Allez la chercher et amenez-la
ici. » Sur ces mots, le bourreau fila comme une flèche.
Dès qu’il
fut parti, la tête du Chat commença à s’évanouir ; et, avant que le
bourreau ne fût revenu avec la Duchesse, elle avait complètement disparu ;
le Roi et le bourreau se mirent à courir comme des fous dans tous les sens pour
la retrouver, et le reste de l’assistance s’en alla reprendre la partie
interrompue.
Chapitre IX - Histoire de la Simili-Tortue
Tu ne saurais croire combien je suis heureuse de te revoir, ma chère ! dit la
Duchesse, tout en glissant affectueusement son bras sous celui d’Alice et en
s’éloignant avec elle.
Alice fut
enchantée de la trouver de si charmante humeur et elle pensa que c’était
peut-être le poivre qui l’avait rendue si furieuse lorsqu’elle l’avait vue pour
la première fois dans la cuisine.
« Moi,
quand je serai Duchesse, pensa-t-elle (mais sans sa faire beaucoup
d’illusions), je n’aurai pas un seul grain de poivre dans ma cuisine. La soupe
est tout aussi bonne sans… Peut-être que c’est toujours le poivre qui rend les
gens furieux, continua-t-elle, ravie d’avoir découvert une nouvelle règle, et
le vinaigre qui les rend aigres…, et la camomille qui les rend amers…, et… et
le sucre d’orge et les friandises qui rendent les enfants doux et aimables. Je
voudrais bien que tout le monde sache cela, parce que, alors, les gens seraient
moins avares de sucreries… »
Ayant
complètement oublié l’existence de la Duchesse, elle fut un peu saisie en
entendant sa voix tout près de son oreille :
« Ma
chère enfant, tu es en train de penser à une chose qui te fait oublier de parler.
Pour l’instant je ne peux pas te dire quelle est la morale à tirer de ce fait,
mais je m’en souviendrai dans un instant.
–
Peut-être qu’il n’y a pas de morale à en tirer, risqua Alice.
– Allons
donc ! s’exclama la Duchesse, on peut tirer une morale de tout : il
suffit de la trouver. ». Et, en disant cela, elle se pressait de plus en
plus étroitement contre Alice.
Alice
n’aimait pas du tout avoir la Duchesse si près d’elle : d’abord parce
qu’elle était vraiment très laide ; ensuite, parce qu’elle avait
exactement la taille qu’il fallait pour pouvoir appuyer son menton sur l’épaule
d’Alice, et c’était un menton désagréablement pointu. Néanmoins, comme elle ne
voulait pas être grossière, elle supporta de son mieux ce désagrément.
« On
dirait que la partie marche un peu mieux, fit-elle observer.
– C’est
exact. Et la morale de ce fait est : “Oh ! c’est l’amour, l’amour,
qui fait tourner la terre !”
–
Quelqu’un a dit, murmura Alice, que la terre tournait bien quand chacun
s’occupait de ses affaires !
– Ma
foi ! cela revient à peu près au même », dit la Duchesse en lui
enfonçant son petit menton pointu dans l’épaule. Puis elle ajouta :
« Et la morale de ce fait est : “Occupez-vous du sens, et les mots
s’occuperont d’eux-mêmes.” »
« Quelle
manie elle a de tirer une morale de tout ! » pensa Alice.
« Je
parie que tu te demandes pourquoi je ne mets pas mon bras autour de ta taille,
reprit la Duchesse après un moment de silence. C’est parce que je ne suis pas
sûre de l’humeur de ton flamant. Faut-il que je tente l’expérience ?
– Il
pourrait vous piquer d’un coup de bec, dit prudemment Alice qui ne tenait pas
du tout à la voir tenter l’expérience.
– Tout à
fait exact. Les flamants et la moutarde piquent également. Et la morale de ce
fait est : “Qui se ressemble, s’assemble.”
– Mais la
moutarde ne ressemble pas à un flamant, fit remarquer Alice.
– Tu as
raison, comme d’habitude. Ce que tu exprimes clairement les choses !
– Il me
semble bien que la moutarde est un minéral, poursuivit Alice.
– Bien sûr
que c’en est un, confirma la Duchesse, qui semblait prête à approuver toutes
les paroles d’Alice. Il y a une grande mine de moutarde tout près d’ici. Et la
morale de ce fait est : “Garde-toi tant que tu vivras de juger les gens
sur la mine.”
–
Oh ! je sais ! s’exclama Alice, qui n’avait pas écouté cette dernière
phrase. C’est un végétal. Cela n’en a pas l’air, mais c’en est un tout de même.
– Je suis
entièrement d’accord avec toi, dit la Duchesse. Et la morale de ce fait
est : “Sois ce que tu veux avoir l’air d’être” ou, pour parler plus
clairement : “Ne te crois jamais différente de ce qui aurait pu paraître
aux autres que ce que tu étais ou aurais pu être n’était pas différent de ce
que tu avais été qui aurait pu leur paraître différent.”
– Je
crois, fit observer Alice poliment, que je comprendrais cela beaucoup mieux si
je le voyais écrit ; mais je crains de ne pas très bien vous suivre quand
vous le dites.
– Ce n’est
rien à côté de ce que je pourrais dire si je voulais, répliqua la Duchesse d’un
ton satisfait.
– Je vous en prie, ne vous donnez pas la
peine d’en dire plus long, déclara Alice.
–
Oh ! mais cela ne me donnerait aucune peine ! affirma la Duchesse. Je
te fais cadeau de tout ce que j’ai dit jusqu’à présent. »
« Voilà
un cadeau qui ne lui coûte pas cher ! pensa Alice.
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