Elle vit que, dans sa précipitation, elle
avait remis le Lézard la tête en bas, et que la pauvre bête, incapable de se
tirer d’affaire toute seule, agitait mélancoliquement sa queue dans tous les
sens. Elle eut vite fait de le replacer dans une position normale :
« Bien que, pensa-t-elle, cela n’ait pas beaucoup d’importance ; je
ne crois pas qu’il puisse servir à grand-chose pour ce procès, dans un sens
comme dans l’autre. »
Dès que
les jurés furent un peu remis de leur émotion, dès qu’on eut retrouvé et qu’on
leur eut rendu leur crayon et leur ardoise, ils se mirent à rédiger en détail,
avec beaucoup d’application, l’histoire de leur accident ; tous sauf le
Lézard qui avait l’air trop accablé pour faire autre chose que rester assis, la
bouche grande ouverte, à regarder le plafond.
« Que
savez-vous de cette affaire ? demanda le Roi à Alice.
– Rien.
– Absolument
rien ? insista le Roi
–
Absolument rien.
– Voilà
une chose d’importance, déclara le Roi en se tournant vers les jurés.
Ceux-ci
s’apprêtaient à écrire sur leur ardoise lorsque le Lapin Blanc intervint :
« Votre Majesté a voulu dire : “sans importance”,
naturellement », dit-il d’un ton très respectueux, mais en fronçant les
sourcils et en faisant des grimaces.
« Sans
importance, naturellement, ai-je voulu dire », reprit vivement le Roi.
Après quoi, il se mit à répéter à voix basse pour lui tout seul :
« d’importance, sans importance, sans importance, d’importance »,
comme s’il essayait de trouver ce qui sonnait le mieux.
Certains
jurés notèrent : « d’importance », et d’autres :
« sans importance ». Alice s’en aperçut, car elle était assez près d’eux
pour lire sur leurs ardoises ; « mais, de toute façon, pensa-t-elle,
cela n’a pas la moindre importance. »
A ce
moment, le Roi, qui avait été pendant quelque temps fort occupé à griffonner
sur son carnet, cria : « Silence ! » et se mit à lire à haute
voix : « Article Quarante-Deux : Toute personne dépassant un
kilomètre de haut doit quitter le Tribunal. »
Chacun
regarda Alice.
« Moi,
je n’e fais pas un kilomètre de haut, dit Alice.
– Si fait,
affirma le Roi.
– Près de
deux kilomètres, ajouta la Reine.
– De toute
façon, je ne m’en irai pas, déclara Alice. D’ailleurs cet article ne fait pas
partie du code : vous venez de l’inventer à l’instant.
– C’est
l’article le plus ancien du code, dit le Roi.
– En ce
cas, il devrait porter le Numéro Un », fit observer Alice.
Le Roi
pâlit, et referma vivement son carnet.
«Délibérez
pour rendre votre verdict, ordonna-t-il aux jurés d’une voix basse et
tremblante.
– Plaise à
Votre Majesté, il y a encore d’autres preuves à examiner, dit le Lapin Blanc en
se levant d’un bond. On vient de trouver ce papier.
– Que
contient-il ? demanda la Reine.
– Je ne
l’ai pas encore ouvert, répondit le Lapin Blanc, mais cela ressemble à une
lettre, écrite par le prisonnier à… quelqu’un.
– Cela
doit être cela, dit le Roi. A moins que cette lettre n’ait été écrite à
personne, ce qui est plutôt rare, comme vous le savez.
– A qui
est-elle adressée ? demanda l’un des jurés.
– Elle
n’est adressée à personne, répondit le Lapin Blanc. En fait, il n’y a rien
d’écrit à l’extérieur. »
Il déplia
le papier tout en parlant, puis il ajouta :
« Après
tout, ce n’est pas une lettre ; c’est une pièce de vers.
– Ces vers
sont-ils de la main du prisonnier ? demanda un autre juré.
– Non,
répondit le Lapin Blanc ; et c’est bien ce qu’il y a de plus bizarre.
(Tous les jurés prirent un air déconcerté.)
– Il a dû
imiter l’écriture de quelqu’un, dit le Roi. (A ces mots, le visage des jurés se
dérida.)
– Plaise à
Votre Majesté, déclara le Valet de Cœur, je n’ai pas écrit ces vers, et
personne ne peut prouver que je les ai écrits : ils ne sont pas signés.
– Si vous
ne les avez pas signés, rétorqua le Roi, alors cela ne fait qu’aggraver votre
cas. Si vous n’aviez pas eu de mauvaises intentions, vous auriez signé de votre
nom, comme un honnête homme. »
A ces
mots, tout le monde se mit à applaudir, car c’était la seule chose vraiment
intelligente que le Roi eût dite depuis le début de la journée.
« Cela
prouve formellement sa culpabilité, déclara la Reine.
– Cela ne
prouve rien du tout ! s’exclama Alice. Allons donc ! vous ne savez
même pas de quoi il est question dans ces vers !
–
Lisez-les », ordonna le Roi.
Le Lapin Blanc mit ses lunettes.
«Plaise à Votre Majesté, où dois-je commencer ? demanda-t-il.
– Commencez au commencement, dit le Roi d’un ton grave, et continuez jusqu’à ce
que vous arriviez à la fin ; ensuite, arrêtez-vous.
Voici les vers que lut le Lapin Blanc :
« Ils prétendaient que vous aviez été à elle,
Et que de moi vous lui aviez parlé, à lui :
Elle a dit que j’avais un heureux caractère
Mais que je n’étais pas un nageur accompli.
Il leur
écrivit que je restais en arrière
(Et
nous n’ignorons pas que c’est la vérité) :
Si elle
veut aller jusqu’au bout de l’affaire,
Je me
demande ce qui pourra l’arrêter !
Je lui
en donnai une, ils m’en donnèrent deux,
Vous,
vous nous en donnâtes trois ou davantage ;
Mais
toutes cependant leur revinrent, à eux,
Bien
qu’on put contester l’équité du partage.
Si le
malheur, demain, voulait qu’elle ou que moi
Nous
fussions impliqués dans cette sombre affaire,
Vous
devriez faire en sorte qu’on les libère
Comme
nous fûmes, nous, libérés autrefois.
Mon
point de vue était que vous constituiez
(Dés
avant qu’elle n’eût cette attaque de nerfs)
Un
obstacle fâcheux venu s’interposer
Entre
nous et l’objet dont ces gens nous parlèrent.
Ne lui
avouez pas, à lui, qu’elle les aime
Car
tout ceci sans doute devait demeurer,
Du
reste des humains à jamais ignoré,
Un secret : un secret entre vous et moi-même. »
« C’est
la preuve la plus importante que nous ayons eue jusqu’ici, dit le Roi, en se
frottant les mains. En conséquence, que le jury…
– S’il y a
un seul juré capable d’expliquer ces vers, déclara Alice (elle avait tellement
grandi au cours des quelques dernières minutes qu’elle n’avait pas du tout peur
d’interrompre le Roi), je lui donnerai une pièce de dix sous. A mon avis, ils
n’ont absolument aucun sens. »
Tous les
jurés écrivirent sur leurs ardoises : « A son avis, ils n’ont
absolument aucun sens » mais nul d’entre eux n’essaya d’expliquer les
vers.
« S’ils
n’ont aucun sens, dit le Roi, cela nous évite beaucoup de mal, car nous n’avons
pas besoin d’en chercher un… Et pourtant, je me demande si c’est vrai,
continua-t-il, en étalant la feuille de papier sur ses genoux et en lisant les
vers d’un œil ; il me semble qu’ils veulent dire quelque chose, après
tout… Ainsi : …Mais que je n’étais pas un nageur accompli… Vous ne
savez pas nager, n’est-ce pas ? » demanda-t-il au Valet.
Celui-ci
secoua la tête tristement. « Ai-je l’air de quelqu’un qui sait
nager ? » dit-il. (Et il n’en avait certainement pas l’air, vu qu’il
était fait entièrement de carton.)
« Jusqu’ici,
tout concorde », déclara le Roi.
Puis, il
continua à lire les vers à voix basse :
« …Et
Nous n’ignorons pas que c’est la vérité… Il s’agit là des jurés,
naturellement… Si elle veut aller jusqu’au bout de l’affaire… Mais
voyons, c’est clair, Elle, c’est la Reine. Je me demande ce qui
pourra l’arrêter !… On peut se le demander, en effet !… Je
leur en donnai une, ils m’en donnèrent deux… Eh bien, c’est sans doute ce
que l’accusé a du faire des tartes.
– Regardez
donc la suite : Mais toutes cependant leur revinrent à eux, fit
remarquer Alice.
– Bien
sûr, les voilà ! s’écria le Roi d’une voix triomphante, en montrant du
doigt les tartes qui se trouvaient sur la table. Cela me paraît clair comme le
jour. Quant à ceci : …dés avant qu’elle n’eût cette attaque de nerfs…
Je crois que vous n’avez jamais eu d’attaque de nerfs, n’est-ce pas, ma chère
amie ? demanda-t-il à la Reine.
–
Jamais ! s’exclama-t-elle d’une voix furieuse, tout en jetant un encrier à
la tête du Lézard. (L’infortuné petit Bill avait cessé d’écrire sur son ardoise
avec un doigt, après s’être aperçu que cela ne laissait aucune trace ;
mais il se remit vivement à la besogne en utilisant l’encre qui dégoulinait le
long de son visage jusqu’à ce qu’elle fût sèche.)
– Si vous
n’avez jamais eu d’attaque, ce n’est pas vous qu’on attaque, dit le Roi.
Puis, il
regarda autour de lui en souriant d’un air satisfait. Il y eut un silence de
mort.
« C’est
un jeu de mots ! » ajouta-t-il d’un ton vexé. Et tout le monde éclata
de rire.
« Que
les jurés délibèrent pour rendre leur verdict, ordonna le Roi pour la vingtième
fois de la journée.
– Non,
non ! s’écria la Reine. La condamnation d’abord, la délibération ensuite.
– C’est
stupide ! protesta Alice d’une voix forte. En voilà une idée !
–
Taisez-vous ! ordonna la Reine, pourpre de fureur.
– Je ne me
tairai pas ! répliqua Alice.
– Qu’on
lui coupe la tête ! » hurla la Reine de toutes ses forces.
Personne ne
bougea.
« Qui
fait attention à vous ? demanda Alice (qui avait maintenant retrouvé sa
taille normale). Vous n’êtes qu’un jeu de cartes ! »
A ces
mots, toutes les cartes montèrent dans l’air et lui retombèrent dessus. Elle
poussa un petit cri de colère et de frayeur, essaya de les repousser avec ses
mains, et se retrouva couchée sur le talus, la tête sur les genoux de sa sœur
qui enlevait doucement de son visage quelques feuilles mortes tombées des
arbres.
« Alice,
ma chérie, réveille-toi ! lui dit sa sœur. Comme tu as dormi
longtemps !
– Oh, quel
rêve bizarre je viens de faire ! s’exclama Alice.
Et elle se
mit à raconter, autant qu’elle pouvait se les rappeler, toutes les étranges
Aventures que vous venez de lire.
Lorsqu’elle
eut fini, sa sœur l’embrassa et dit :
« C’était
un rêve vraiment très bizarre, ma chérie ; mais, à présent, rentre vite à
la maison pour prendre ton thé ; il commence à se faire tard. »
Alice se
leva et s’en alla en courant, tout en réfléchissant de son mieux au rêve
merveilleux qu’elle venait de faire.
Mais sa
sœur resta assise sans bouger à l’endroit où sa cadette l’avait laissée, la
tête appuyée sur une main, regardant le soleil se coucher, songeant à Alice et
à ses merveilleuses Aventures, jusqu’à ce qu’elle aussi se mît à rêver tout
éveillée. Et voici quel fut son rêve :
D’abord
elle rêva de la petite Alice. De nouveau les petites mains furent croisées sur
ses genoux, les yeux avides et brillants furent fixés sur les siens ; elle
crut entendre le timbre même de sa voix, elle crut voir le petit mouvement de
sa tête rejetée en arrière pour écarter les cheveux qui avaient la fâcheuse
habitude de lui tomber sur les yeux ; et, tandis qu’elle écoutait, ou
croyait écouter, il lui sembla voir s’agiter autour d’elle les créatures
bizarres du rêve de sa petite sœur.
Les
longues herbes se mirent à bruire à ses pieds tandis que le Lapin Blanc passait
en hâte… La Souris effrayée traversa la mare voisine avec un léger clapotis…
Elle entendit le bruit des tasses à thé du Lièvre de Mars et de ses amis,
éternellement attablés devant leur éternel goûter, et la voix aiguë de la Reine
ordonnant l’exécution de ses malheureux invités… Une fois encore le bébé-cochon
éternua sur les genoux de la Duchesse, tandis que plats et assiettes s’écrasaient
autour de lui… Une fois encore le cri du Griffon, le grincement du crayon sur
l’ardoise du Lézard, les faibles soupirs des cochons d’Inde étouffés,
remplirent l’espace, mêlés aux sanglots lointains de l’infortunée
Simili-Tortue.
Elle resta
ainsi, les yeux fermés, croyant presque être au Pays des Merveilles, tout en
sachant fort bien qu’il lui suffirait de les rouvrir pour retrouver la terne
réalité. L’herbe ne bruirait plus qu’au souffle du vent, et, seul, le
balancement des tiges des roseaux ferait naître des rides à la surface de la
mare… Le tintement des tasses à thé deviendrait le tintement des clochettes des
moutons, les cris aigus de la Reine ne seraient plus que la voix du petit
berger… Les éternuements du bébé, les cris du Griffon et tous les autres bruits
étranges, se transformeraient (elle ne le savait que trop) en la rumeur confuse
qui montait de la basse-cour, tandis que les meuglements lointains du bétail
remplaceraient les lourds sanglots de la Simili-Tortue.
Finalement,
elle se représenta cette même petite sœur devenue femme. Elle était certaine
que, dans les années à venir, Alice garderait son cœur d’enfant, si aimant et
si simple ; elle rassemblerait autour d’elle d’autres petits enfants, ses
enfants à elle, et ce serait leurs yeux à eux qui deviendraient brillants et
avides en écoutant mainte histoire extraordinaire, peut-être même cet ancien
rêve du Pays des Merveilles. Elle partagerait tous leurs simples chagrins et
prendrait plaisir à toutes leurs simples joies, en se rappelant sa propre
enfance et les heureuses journées d’été.
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