Londres
est la capitale de Paris, et Paris est la capitale de Rome, et Rome… non, tout
cela est faux, j’en suis sûre ! On a dû me changer en Mabel ! Je vais
essayer de réciter : Voyez comme la petite abeille… » S’étant
croisé les mains sur les genoux comme si elle récitait ses leçons, elle se mit
à dire le poème, mais sa voix lui parut rauque et étrange, et les mots vinrent
tout différents de ce qu’ils étaient d’habitude :
«Voyez comme le petit crocodile
Sait faire briller sa queue
En répandant l’eau du Nil
Sur ses écailles d’or !
Comme gaiement il semble sourire,
Comme il écarte bien ses griffes,
Comme il accueille les petits poissons
En ses ensorcelantes mâchoires !
Je suis
sûre que ce ne sont pas les mots qu’il faut », soupira la pauvre
Alice ; et ses yeux s’emplirent à nouveau de larmes tandis qu’elle
poursuivait : « Après tout, je dois être Mabel ; il va falloir
que j’aille habiter cette misérable petite maison, et je n’aurai quasiment pas
de jouets, et – oh ! – tant de leçons à apprendre ! Non, ma décision
est prise : si je suis Mabel, je reste ici ! On aura beau pencher la
tête vers moi en disant – Allons, remonte, ma chérie ! – je me contenterai
de lever les yeux et de répondre – Dites-moi d’abord qui je suis : si cela
me plaît d’être cette personne-là, alors je remonterai ; sinon, je
resterai ici jusqu’à ce que je sois quelqu’un d’autre… – mais, oh ! mon
Dieu ! s’écria-t-elle en fondant brusquement en larmes, je voudrais bien
qu’on se décide à pencher la tête vers moi ! J’en ai tellement assez
d’être toute seule ici ! »
En disant
cela, elle abaissa son regard vers ses mains, et fut surprise de voir qu’elle
avait mis un des petits gants de chevreau blancs du Lapin, tout en parlant :
« Comment ai-je pu m’y prendre ? songea-t-elle. Je dois être en train
de rapetisser. » Elle se leva et s’approcha de la table pour voir par
comparaison combien elle mesurait ; elle s’aperçut que, autant qu’elle
pouvait en juger, elle avait environ soixante centimètres de haut, et ne
cessait de diminuer rapidement. Elle comprit bientôt que ceci était dû à
l’éventail qu’elle tenait ; elle le lâcha en toute hâte, juste à temps
pour éviter de disparaître tout à fait.
« Cette
fois, je l’ai échappé belle ! dit Alice, toute effrayée de sa brusque
transformation, mais très heureuse d’être encore de ce monde ; maintenant,
au jardin ! » Et elle revint en courant à toute vitesse vers la
petite porte. Hélas ! la petite porte était de nouveau fermée, et la petite
clé d’or se trouvait sur la table comme auparavant ; « les choses
vont de mal en pis, pensa la pauvre enfant, car jamais je n’ai été aussi petite
qu’à présent, non, jamais ! C’est trop de malchance,
vraiment ! »
Comme elle
disait ces mots, son pied glissa, et, un instant plus tard, plouf ! elle
se trouvait plongée dans l’eau salée jusqu’au menton. Sa première idée fut
qu’elle était tombée dans la mer, elle ne savait comment, et, « dans ce
cas, songea-t-elle, je vais pouvoir rentrer par le train. » (Alice était
allée au bord de la mer une seule fois dans sa vie, et elle en avait tiré cette
conclusion générale que, partout où on allait sur les côtes anglaises, on
trouvait un grand nombres de cabines de bain roulantes dans l’eau, des enfants
en train de faire des trous dans le sable avec des pelles en bois, puis une
rangée de pensions de famille, et enfin une gare de chemin de fer.) Cependant,
elle ne tarda pas à comprendre qu’elle était dans la mare formée par les larmes
qu’elle avait versées lorsqu’elle avait deux mètres soixante-quinze de haut.
« Comme
je regrette d’avoir tant pleuré ! s’exclamait Alice, tout en nageant pour
essayer de se tirer de là. Je suppose que, en punition, je vais me noyer dans
mes propres larmes ! C’est cela qui sera bizarre, pour cela, oui ! Il
est vrai que tout est bizarre aujourd’hui. »
A cet
instant précis, elle entendit patauger, non loin, dans la mare, et elle nagea
de ce côté-là pour voir de quoi il s’agissait : elle crut d’abord que cela
pouvait être un morse ou un hippopotame ; mais ensuite elle se rappela
combien elle était, à présent, petite, et elle ne tarda pas à s’apercevoir que
ce n’était qu’une souris qui avait glissé dans la mare, exactement comme elle.
« Est-ce
que cela servirait à quelque chose, maintenant, pensa Alice, de parler à cette
souris ? Tout est tellement extravagant dans ce souterrain, qu’elle est
très probablement capable de parler : en tout cas, je peux toujours
essayer. » Elle commença donc ainsi : « O Souris, sais-tu
comment on peut sortir de cette mare ? Je suis lasse de nager par ici, ô
Souris ! » (Alice estimait qu’il fallait s’adresser en ces termes à
une souris : jamais encore elle ne s’était exprimée de la sorte, mais elle
venait de se rappeler avoir lu dans la Grammaire Latine de son frère :
« Une souris, d’une souris, à une souris, une souris, ô
souris ! ») La Souris la regarda avec curiosité (Alice crut même la
voir cligner l’un de ses petits yeux), mais elle ne répondit rien.
« Peut-être
ne comprend-elle pas l’anglais, pensa Alice ; ce doit être une souris
française, venue ici avec Guillaume le Conquérant. » (Malgré tout son
savoir historique, Alice avait des idées très vagues sur la chronologie des
événements.) En conséquence, elle dit : « Où est ma chatte ? »
ce qui était la première phrase de son manuel de français. La Souris bondit
brusquement hors de l’eau, et tout son corps parut frissonner de terreur.
« Oh, je te demande pardon ! s’écria aussitôt Alice, craignant
d’avoir froissé la pauvre bête. J’avais complètement oublié que tu n’aimes pas
les chats. »
« Que
je n’aime pas les chats ! s’exclama la Souris d’une voix perçante et
furieuse. Et toi, tu les aimerais, les chats, si tu étais à ma
place ? »
« Ma
foi, peut-être bien que non, répondit Alice d’un ton conciliant ; ne te mets
pas en colère pour cela. Pourtant, je voudrais bien pouvoir te montrer notre
chatte Dinah : je crois que tu te prendrais d’affection pour les chats si
tu pouvais seulement la voir une fois. Elle est si pacifique, cette chère
Dinah, continua la fillette, comme si elle parlait pour elle seule, en nageant
paresseusement dans la mare. Elle reste assise au coin du feu, à ronronner si
gentiment, tout en se léchant les pattes et en se lavant la figure ; et
puis c’est si doux de la caresser ; enfin, elle est vraiment de première
force pour attraper les souris… Oh ! je te demande pardon ! s’écria
de nouveau Alice, car cette fois-ci, la Souris était toute hérissée, et la
petite fille était sûre de l’avoir offensée gravement. Nous ne parlerons plus
de ma chatte, puisque cela te déplaît. »
« Nous
n’en parlerons plus ! s’écria la Souris qui tremblait jusqu’au bout de la
queue. Comme si, moi, j’allais parler d’une chose pareille ! Dans notre
famille, nous avons toujours exécré les chats : ce sont des créatures
vulgaires, viles, répugnantes ! Ne t’avise plus de prononcer le mot :
chat ! »
« Je m’en garderai
bien ! » dit Alice qui avait hâte de changer de conversation.
« Est-ce que tu… tu… aimes les… les… chiens ? » La Souris ne
répondit pas, aussi Alice continua avec empressement : « Il y a près
de chez nous un petit chien si charmant que j’aimerais bien pouvoir te le
montrer ! Vois-tu, c’est un petit terrier à l’œil vif, avec, oh, de si
longs poils bouclés ! Il rapporte tous les objets qu’on lui jette, il fait
le beau pour quémander son dîner, et il fait tellement de tours que je ne m’en
rappelle pas la moitié. Il appartient à un fermier qui dit que ce chien lui est
si utile qu’il vaut plus de mille francs ! Il dit qu’il tue les rats et…
Oh, mon Dieu ! s’écria Alice d’un ton chagrin, j’ai bien peur de l’avoir
offensée une fois de plus ! » En effet, la Souris s’éloignait d’elle
en nageant aussi vite que possible, et en soulevant une véritable tempête à la
surface de la mare.
Alice
l’appela doucement : « Ma petite Souris chérie ! Je t’en prie,
reviens, et nous ne parlerons plus ni de chats ni de chiens, puisque tu ne les
aimes pas ! » Quand la Souris entendit cela, elle fit demi-tour et
nagea lentement vers Alice : son visage était tout pâle (de colère, pensa
la petite fille), et elle déclara d’une voix basse et tremblante :
« Regagnons la rive ; là, je te raconterai mon histoire ; tu
comprendras alors pourquoi je déteste les chats et les chiens. »
Il était
grand temps de partir, la mare se trouvant à présent fort encombrée par les
oiseaux et les animaux qui y étaient tombés : il y avait un Canard, un
Dodo, un Lori, un Aiglon, et plusieurs autres créatures bizarres. Alice montra
le chemin, et toute la troupe gagna la terre à la nage.
Chapitre III - Une course au "Caucus" et une longue histoire
Étrange troupe, en vérité, que celle qui s’assembla sur la rive : oiseaux aux
plumes mouillées, animaux dont la fourrure collait au corps, tous trempés comme
des soupes, mal à l’aise, et de mauvaise humeur.
Naturellement,
la question la plus importante était de savoir comment se sécher : ils
tinrent conseil à ce sujet, et, au bout de quelques minutes, Alice trouva tout
naturel de bavarder familièrement avec eux, comme si elle les avait connus
toute sa vie. En réalité, elle eut une longue discussion avec le Lori qui finit
par bouder et se contenta de déclarer : « Je suis plus âgé que toi,
je sais mieux que toi ce qu’il faut faire » ; mais Alice ne voulut
pas admettre cela avant de connaître son âge, et, comme le Lori refusa catégoriquement
de le dire, les choses en restèrent là.
Finalement,
la Souris, qui semblait avoir de l’autorité sur eux, ordonna d’une voix
forte : « Asseyez-vous, tous tant que vous êtes, et
écoutez-moi ! Je vais vous sécher, moi, en deux temps et trois mouvements ! »
Tous s’assirent aussitôt en formant un large cercle dont la Souris était le
centre. Alice la regardait fixement d’un air inquiet, car elle était sûre
d’attraper un mauvais rhume si elle ne se séchait pas très vite.
Hum !
reprit la Souris d’un air important. « Tout le monde est prêt ? Voici
la chose la plus aride que je connaisse. Faites silence, s’il vous plaît !
“Guillaume le Conquérant, à la cause duquel le pape était favorable, reçut
bientôt la soumission des Anglais qui avaient besoin de chefs et qui étaient
habitués depuis quelque temps à l’usurpation et à la conquête. Edwin et Morcar,
comtes de Mercie et de Northumbrie…” »
« Pouah ! »
s’exclama le Lori en frissonnant.
« Je
te demande pardon ! » dit la Souris très poliment, mais en fronçant
le sourcil. « Tu as dit quelque chose ? »
« Cela
n’est pas moi ! » répliqua vivement le Lori.
« Ah !
j’avais cru t’entendre parler… Je continue : “Edwin et Morcar, comtes de
Mercie et de Northumbrie, se déclarèrent pour lui ; et Stigand lui-même,
archevêque de Canterbury, bien connu pour son patriotisme, trouvant cela
opportun…” »
« Trouvant
quoi ? » demanda le Canard.
« Trouvant
cela », répondit la Souris d’un ton plutôt maussade. « Je suppose que
tu sais ce que “cela”veut dire. »
« Je
sais ce que “cela” veut dire quand c’est moi qui le trouve, rétorqua le Canard.
C’est généralement une grenouille ou un ver. La question est de savoir ce que
trouva l’archevêque. »
La Souris
fit semblant de ne pas avoir entendu cette question, et continua
vivement : « “…trouvant cela opportun, accompagna Edgard Atheling à
la rencontre de Guillaume pour offrir la couronne à ce dernier. Tout d’abord,
l’attitude de Guillaume fut raisonnable ; mais l’insolence de ses
Normands…” Comment te sens-tu à présent, ma petite ? » dit-elle en se
tournant vers Alice.
« Plus
mouillée que jamais, répondit la fillette d’une voix mélancolique : cela
n’a pas l’air de me sécher le moins du monde. »
« Dans
ce cas, déclara solennellement le Dodo en se levant, je propose que la réunion
soit remise à une date ultérieure, et que nous adoptions sans plus tarder des
mesures plus énergiques qui soient de nature à… »
« Parle
plus simplement ! s’exclama l’Aiglon. Je ne comprends pas la moitié de ces
grands mots, et, par-dessus le marché, je crois que tu ne comprends pas, toi
non plus ! » Sur ces mots, il baissa la tête pour dissimuler un
sourire ; on entendit nettement quelques oiseaux ricaner.
« Ce
que j’allais dire, reprit le Dodo d’un ton vexé, c’est que la meilleure chose
pour nous sécher serait une course au “Caucus”. »
« Qu’est-ce
que c’est qu’une course au “Caucus” ? » demanda Alice ; non pas
qu’elle tînt beaucoup à le savoir, mais le Dodo s’était tu comme s’il estimait
que quelqu’un devait prendre la parole, et personne n’avait l’air de vouloir
parler.
« Ma
foi, répondit-il, la meilleure façon d’expliquer ce que c’est qu’une course au
Caucus, c’est de la faire. » (Et, comme vous pourriez avoir envie
d’essayer vous-même, un jour d’hiver, je vais vous raconter comment le Dodo
procéda.)
D’abord,
il traça les limites d’une piste de courses à peu près circulaire (« la
forme exacte n’a pas d’importance », dit-il) ; puis tous les membres
du groupe se placèrent le long de la piste, au petit bonheur. Il n’y eut pas
de : « Un, deux, trois, partez ! » Chacun se mit à courir
quand il lui plut et s’arrêta de même, si bien qu’il fut assez difficile de
savoir à quel moment la course était terminée. Néanmoins, lorsqu’ils eurent
couru pendant une demi-heure environ et qu’ils furent tous bien secs de nouveau,
le Dodo cria brusquement : « La course est finie ! » Sur
quoi, ils s’attroupèrent autour de lui en demandant d’une voix haletante :
« Mais qui a gagné ? »
Le Dodo ne
put répondre à cette question avant d’avoir mûrement réfléchi, et il resta
assis pendant un bon moment, un doigt sur le front (c’est dans cette position
qu’on voit Shakespeare, la plupart du temps, sur les tableaux qui le
représentent), tandis que les autres attendaient sans rien dire. Finalement, il
déclara : « Tout le monde a gagné, et tous, nous devons
recevoir des prix. »
« Mais
qui va donner les prix ? » demandèrent les autres en chœur.
« C’est
elle, bien sûr », dit le Dodo, en montrant Alice du doigt ; et,
immédiatement, tous s’attroupèrent autour d’elle, en criant
tumultueusement : « Des prix ! Des prix ! »
Alice ne
savait que faire.
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