Parmi eux
Alice reconnut le Lapin Blanc : il parlait vite, d’un ton nerveux, en
souriant à tout ce qu’on disait, et il passa près d’Alice sans faire attention
à elle. Derrière les invités s’avançait le Valet de Cœur, qui portait la
couronne royale sur un coussin de velours rouge ; et, à la fin de ce
cortège imposant, venaient LE ROI ET LA REINE DE CŒUR.
Alice se
demanda si elle ne devrait pas se prosterner devant eux, face contre terre,
comme les trois jardiniers ; mais elle ne put se rappeler avoir jamais
entendu dire que c’était la règle quand un cortège passait. « D’ailleurs,
pensa-t-elle, à quoi servirait un cortège, si chacun devait se prosterner
devant lui, face contre terre, et ne pouvait pas le voir passer ? »
Elle resta donc immobile à sa place, et attendit.
Quand ces
divers personnages arrivèrent à la hauteur d’Alice, tous s’arrêtèrent pour la
regarder, et la Reine demanda d’une voix sévère : « Qui
est-ce ? » Elle dit cela au Valet de Cœur qui, pour toute réponse, se
contenta de s’incliner en souriant.
« Imbécile ! »
s’exclama la Reine, en rejetant la tête en arrière d’un air impatient. Puis, se
tournant vers Alice, elle continua : « Comment t’appelles-tu, mon
enfant ? »
« Je
m’appelle Alice, plaise à Votre Majesté », répondit Alice très poliment.
Mais elle ajouta, en elle-même : « Après tout, ces gens-là ne sont
qu’un jeu de cartes. Je n’ai pas besoin d’avoir peur d’eux. »
« Et
qui sont ceux-là ? » demanda la Reine, en montrant du doigt les trois
jardiniers étendus autour du rosier ; car, voyez-vous, comme ils étaient
couchés le visage contre terre et comme le dessin de leur dos était le même que
celui des autres cartes du jeu, elle ne pouvait distinguer si c’étaient des
jardiniers, des courtisans, ou trois de ses propres enfants.
« Comment
voulez-vous que je le sache ? répondit Alice, surprise de son courage. Ce
n’est pas mon affaire, à moi. »
La Reine
devint écarlate de fureur, puis, après avoir regardé férocement la fillette
comme une bête sauvage, elle se mit à hurler : « Qu’on lui coupe la
tête ! Qu’on lui… »
« Quelle
bêtise ! » s’exclama Alice d’une voix forte et décidée, et la Reine
se tut.
Le Roi lui
mit la main sur le bras en murmurant timidement : « Réfléchissez un
peu, ma chère amie : ce n’est qu’une enfant ! »
Elle se
détourna de lui d’un air courroucé, et ordonna au Valet :
« Retournez-les ! »
Le Valet
les retourna, très prudemment, du bout du pied.
« Debout ! »
cria la Reine d’une voix forte et perçante. Sur ce, les trois jardiniers se
dressèrent d’un bond sans plus attendre, et ils se mirent à s’incliner devant
le Roi, la Reine, les enfants royaux, et tous les personnages du cortège.
« Arrêtez !
ordonna la Reine. Vous me donnez le vertige. » Puis, se tournant vers le
rosier, elle poursuivit :
« Qu’étiez-vous
donc en train de faire ?
– Plaise à
Votre Majesté, commença Deux, d’une voix très humble, en mettant un genou en
terre, nous essayions…
– Je
comprends ! dit la Reine, qui avait examiné les roses. Qu’on leur coupe la
tête ! »
Sur ces
mots, le cortège se remit en route, à l’exception de trois soldats qui
restèrent en arrière pour exécuter les infortunés jardiniers, qui se
précipitèrent vers Alice pour implorer sa protection.
« Je
ne veux pas qu’on leur coupe la tête ! » s’exclama-t-elle en les
mettant dans un grand pot à fleurs qui se trouvait là. Les trois soldats les
cherchèrent dans toutes les directions pendant une ou deux minutes, puis ils
s’en allèrent tranquillement à la suite du cortège.
« Est-ce
qu’on leur a coupé la tête ? cria la Reine.
– Leur
tête a disparu, plaise à Votre Majesté ! répondirent les soldats.
– C’est
parfait ! brailla la Reine. Sais-tu jouer au croquet ? »
Les
soldats restèrent silencieux et regardèrent Alice car c’était évidemment à elle
que s’adressait la question.
« Oui !
vociféra-t-elle.
– Alors,
arrive ! » hurla la Reine.
Et Alice
se joignit au cortège, en se demandant bien ce qui allait se passer ensuite.
Il… il
fait très beau aujourd’hui ! murmura une voix timide tout près d’elle.
C’était le Lapin Blanc, qui marchait à son côté et fixait sur elle un regard
anxieux.
« Très
beau, dit Alice. Où est donc la Duchesse ?
–
Chut ! Chut ! » murmura vivement le Lapin, en regardant derrière
lui d’un air craintif. Puis, se dressant sur la pointe des pieds, il mit sa
bouche contre l’oreille d’Alice et ajouta à voix basse :
« Elle
a été condamnée à avoir la tête coupée.
– Quel
carnage !
–
Avez-vous dit : “Quel dommage !”
– Non, je
ne trouve pas que ce soit du tout dommage. Mais qu’a-t-elle donc fait ?
– Elle a
giflé la Reine… », commença le Lapin.
Comme
Alice se mettait à rire aux éclats, il murmura d’une voix craintive :
« Chut !
je vous en prie ! La Reine va vous entendre ! Voyez-vous, la Duchesse
était arrivée en retard, et la Reine lui a dit…
– Prenez
vos places ! » cria la Reine d’une voix de tonnerre.
Sur quoi,
tous se mirent à courir dans tous les sens, en se cognant les uns contre les
autres. Néanmoins, au bout d’une ou deux minutes, chacun se trouva à son poste
et la partie commença.
Alice
n’avait jamais vu un terrain de croquet aussi bizarre : il était tout en
creux et en bosses ; les boules étaient des hérissons vivants ; les
maillets, des flamants vivants ; et les soldats devaient se courber en
deux, pieds et mains placés sur le sol, pour former les arceaux.
Dès le
début, Alice trouva que le plus difficile était de se servir de son
flamant : elle arrivait sans trop de mal à le tenir à plein corps sous son
bras, les pattes pendantes, mais, généralement, au moment précis où, après lui
avoir mis le cou bien droit, elle s’apprêtait à cogner sur le hérisson avec sa
tête, le flamant ne manquait pas de se retourner et de la regarder bien en face
d’un air si intrigué qu’elle ne pouvait s’empêcher de rire ; d’autre part,
quand elle lui avait fait baisser la tête et s’apprêtait à recommencer, elle
trouvait on ne peut plus exaspérant de s’apercevoir que le hérisson s’était
déroulé et s’éloignait lentement ; de plus, il y avait presque toujours un
creux ou une bosse à l’endroit où elle se proposait d’envoyer le
hérisson ; et comme, en outre, les soldats courbés en deux n’arrêtaient
pas de se redresser pour s’en aller vers d’autres parties du terrain, Alice en
vint bientôt à conclure que c’était vraiment un jeu très difficile.
Les
joueurs jouaient tous en même temps sans attendre leur tour ; ils se
disputaient sans arrêt et s’arrachaient les hérissons. Au bout d’un instant, la
Reine, entrant dans une furieuse colère, parcourut le terrain en tapant du pied
et en criant : « Qu’on lui coupe la tête ! Qu’on lui coupe la
tête ! » à peu près une fois par minute.
Alice
commençait à se sentir très inquiète ; à vrai dire, elle ne s’était pas
encore disputée avec la Reine, mais elle savait que cela pouvait arriver d’un
moment à l’autre. « Et dans ce cas, pensait-elle, qu’est-ce que je
deviendrais ? Ils sont terribles, avec leur manie de couper la tête aux
gens ; ce qui est vraiment extraordinaire, c’est qu’il y ait encore des
survivants ! »
Elle était
en train de regarder autour d’elle pour voir s’il y avait moyen de s’échapper,
en se demandant si elle pourrait s’éloigner sans qu’on s’en aperçût,
lorsqu’elle remarqua une curieuse apparition dans l’air. Elle fut tout d’abord
intriguée, car elle n’arrivait pas à distinguer ce que c’était, mais, après
avoir regardé attentivement pendant une ou deux minutes, elle comprit que
c’était un sourire, et elle pensa : « C’est le Chat du
Cheshire : je vais enfin pouvoir parler à quelqu’un. »
« Comment
vas-tu ? » dit le Chat, dès qu’il eut assez de bouche pour parler.
Alice
attendit l’apparition de ses yeux pour le saluer d’un signe de tête. « Il
est inutile de lui parler, pensa-t-elle, avant que ses oreilles ne se montrent,
du moins une des deux. » Au bout d’une minute, toute la tête était
visible ; Alice posa alors son flamant et se mit à lui raconter la partie
de croquet, tout heureuse d’avoir quelqu’un qui voulût bien l’écouter. Le Chat
jugea sans doute qu’on voyait une partie suffisante de sa personne, et il n’en
apparut pas davantage.
« Je
trouve qu’ils ne jouent pas du tout honnêtement, commença-t-elle d’un ton assez
mécontent ; et ils se disputent d’une façon si épouvantable qu’on ne peut
pas s’entendre parler ; et on dirait qu’il n’y a aucune règle du jeu (en
tout cas, s’il y en a, personne ne les suit) ; et vous ne pouvez pas vous
imaginer combien c’est déconcertant d’avoir affaire à des accessoires
vivants : par exemple, l’arceau sous lequel doit passer ma boule est en
train de se promener à l’autre bout du terrain, et je suis sûre que j’aurais croqué
le hérisson de la Reine il y a un instant, mais il s’est enfui en voyant
arriver le mien !
– Que
penses-tu de la Reine ? » demanda le Chat à voix basse.
– Elle ne
me plaît pas du tout ; elle est tellement… — Juste à ce moment, elle
s’aperçut que la Reine était tout près derrière eux, en train d’écouter ;
c’est pourquoi elle continua ainsi, — …sûre de gagner à ce jeu que c’est
presque inutile de finir la partie. »
La Reine
passa son chemin en souriant.
« A
qui diable parles-tu ? demanda le Roi, en s’approchant d’Alice et en
regardant la tête du Chat avec beaucoup de curiosité.
– À l’un
de mes amis… un Chat du Cheshire. Permettez-moi de vous le présenter.
– Je
n’aime pas du tout sa mine, déclara le Roi. Néanmoins, je l’autorise à me
baiser la main, s’il le désire.
– J’aime
mieux pas, riposta le Chat.
– Ne
faites pas l’impertinent, dit le Roi. Et ne me regardez pas comme cela !
ajouta-t-il en se mettant derrière Alice.
– Un chat
peut bien regarder un roi, fit-elle observer. J’ai lu cela dans un livre, je ne
me rappelle plus où.
– C’est
possible, mais il faut le faire disparaître », affirma le Roi d’un ton
décidé. Puis il cria à la Reine qui se trouvait à passer à ce moment :
« Ma chère amie, je voudrais bien que vous fassiez disparaître ce
chat ! »
La Reine
ne connaissait qu’une seule façon de résoudre toutes les difficultés.
« Qu’on lui coupe la tête ! » cria-t-elle, sans même se
retourner.
« Je
vais aller chercher le bourreau moi-même », dit le Roi avec empressement.
Et il s’éloigna en toute hâte.
Alice
pensa qu’elle ferait tout aussi bien de rejoindre les joueurs pour voir où en
était la partie, car elle entendait dans le lointain la voix de la Reine qui
hurlait de colère. Elle l’avait déjà entendue condamner trois des joueurs à
avoir la tête coupée parce qu’ils avaient laissé passer leur tour, et elle
n’aimait pas du tout la tournure que prenaient les évènements, car la partie
était tellement embrouillée qu’elle ne savait jamais si c’était son tour ou non
de jouer. En conséquence, elle se mit à la recherche de son hérisson.
Celui-ci
livrait bataille à un autre hérisson, et Alice vit là une excellente occasion
d’utiliser l’un pour croquer l’autre : le seul ennui était que son flamant
se trouvait à l’autre extrémité du jardin, où elle pouvait le voir qui essayait
vainement de s’envoler pour se percher sur un arbre.
Avant
qu’elle n’eût attrapé et ramené le flamant, la bataille était terminée, et les
deux hérissons avaient disparu. « Mais cela n’a pas une grande importance,
pensa-t-elle, puisqu’il ne reste plus un seul arceau de ce côté-ci du
terrain. » Elle fourra donc le flamant sous son bras pour l’empêcher de
s’échapper de nouveau, puis revint vers son ami pour continuer la conversation.
Quand elle
arriva à l’endroit où se trouvait le Chat du Cheshire, elle fut fort étonnée de
voir qu’une foule nombreuse l’entourait : le bourreau, le Roi et la Reine
se disputaient, en parlant tous à la fois, tandis que le reste de l’assistance
se taisait d’un air extrêmement gêné.
Dès
qu’Alice apparut, les trois personnages firent appel à elle pour régler le
différend. Chacun lui exposa ses arguments, mais, comme ils parlaient tous à la
fois, elle eut beaucoup de mal à comprendre exactement ce qu’ils disaient.
Le
bourreau déclarait qu’il était impossible de couper une tête s’il n’y avait pas
un corps dont on pût la séparer, qu’il n’avait jamais rien fait de semblable
jusqu’à présent, et qu’il n’allait sûrement pas commencer à son âge.
Le Roi
déclarait que tout ce qui avait une tête pouvait être décapité, et qu’il ne
fallait pas raconter de bêtises.
La Reine
déclarait que si on ne prenait pas une décision immédiatement, elle ferait
exécuter tout le monde autour d’elle. (Cette dernière remarque expliquait l’air
grave et inquiet de l’assistance.)
Alice ne
put trouver autre chose à dire que ceci : « Le Chat appartient à la
Duchesse ; c’est à elle que vous feriez mieux de vous adresser. »
« Elle
est en prison, dit la Reine au bourreau.
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