Ses prédécesseurs partaient du principe que Vespucci était bien l'auteur des récits publiés sous son nom. Ils se bornaient à contester la réalité des voyages qu'il contait ; Magnaghi, lui, prétend que Vespucci aurait bien effectué des voyages, mais soutient qu'il est fort douteux qu'il ait lui-même écrit les livres tels qu'ils furent publiés. Ce n'est pas lui qui se serait attribué de faux exploits, d'autres auraient commis et écrit des sottises en son nom ! Pour nous forger une opinion juste de Vespucci, nous serions donc bien avisés d'ignorer ses deux textes imprimés, les célèbres Mundus Novus et Quatuor Navigationes, et de nous fonder exclusivement sur les trois lettres originales que ses défenseurs présentèrent comme des faux, sans jamais pouvoir en fournir la preuve.
Dans un premier temps, l'idée qu'on ne pourrait rendre Vespucci entièrement responsable des écrits qui circulèrent sous son nom ne laisse pas de nous stupéfier. Que reste-t-il de sa gloire s'il ne fut même pas l'auteur de ces livres ? Toutefois, quand on y regarde de plus près, la thèse de Magnaghi n'est pas si nouvelle qu'il y paraît. En réalité, son intuition que l'invention de ce premier voyage pourrait ne pas être due à Vespucci remonte à l'accusation elle-même. Le navigateur serait alors la victime et non l'auteur de cette imposture. On s'en souvient, c'est l'évêque Las Casas qui, le premier, lui reprochait d'avoir obtenu perfidement ce nom « Amérique » pour cette nouvelle terre en arguant d'un prétendu voyage qui n'eut jamais lieu. Il l'accusait « d'une grande infamie », « d'une ingénieuse escroquerie » et « d'une injustice grossière ». Mais, en examinant son texte avec attention, on trouve toujours une reservatio mentalis, une « réserve mentale », à côté de ces invectives. Certes, Las Casas stigmatise l'escroquerie, mais, toujours, il parle avec prudence d'une escroquerie commise par Vespucci « ou par ceux qui publièrent ses Quatuor Navigationes ». Il laisse donc planer l'éventualité qu'on ait pu exagérer le mérite du navigateur sans qu'il le sût. De même Humboldt qui, contrairement aux experts en philologie, ne pensait pas qu'un texte imprimé fût parole d'Évangile, avait, lui, franchement émis le soupçon que Vespucci se serait peut-être trouvé mêlé à cette controverse sans y pouvoir mais : « Des éditeurs de récits de voyage, n'auraient-ils pu commettre cette escroquerie à l'insu d'Amerigo ou se pourrait-il qu'elle résultât d'un style confus et de données imprécises ? »
La clé étant toute forgée, Magnaghi n'a fait qu'ouvrir la porte qui donnait sur un angle de vue différent. De toutes les explications, la sienne me paraît la plus éclairante et la plus logique de toutes, car elle seule résout naturellement cette accumulation de contradictions qui a occupé les esprits pendant trois siècles. D'emblée, il était peu plausible qu'un homme inventât de toutes pièces, dans son livre, un voyage en 1497, et qu'il le situât en même temps, dans une lettre, en 1499 ; ou encore qu'il adressât à deux destinataires distincts de ce petit cercle florentin où les courriers passaient de main en main, des récits de voyage contradictoires, avec des dates différentes et des détails incompatibles. Enfin, il était peu plausible aussi qu'un homme demeurant à Lisbonne allât adresser ses récits à un petit prince de Lorraine et fît imprimer son ouvrage dans cette bourgade perdue de Saint-Dié. En outre, s'il avait voulu publier ou faire publier ses « œuvres », il se serait au moins donné la peine d'en corriger les erreurs grossières qui sautaient aux yeux avant l'imprimatur1. Ainsi, Vespucci précisait à Laurent de Médicis dans son Mundus Novus – sur un ton solennel qui tranche singulièrement avec le style de ses lettres – qu'il parlait de ce voyage comme du troisième, « car il faisait suite à deux autres voyages vers l'ouest que j'ai entrepris pour le compte de Sa Majesté le roi d'Espagne » (Vostra Magnificenza saprà come per commissione de questo Ré d'Ispagna mi parti) ? Qui informe-t-il de l'étonnante nouvelle qu'il a déjà entrepris deux voyages ? Nul autre que le chef d'une maison dont il est l'attaché commercial depuis dix ans et auquel il est censé rendre compte des longs voyages qu'il effectue, au jour et à l'heure près, tout comme il lui détaille au centime près dans ses livres les coûts de l'équipement et les bénéfices des expéditions. C'est aussi crédible qu'un auteur qui enverrait son dernier manuscrit à son éditeur de longue date, qui lui verse régulièrement ses droits d'auteur, en lui faisant part de la nouvelle surprenante qu'il ne s'agit pas de son premier ouvrage, mais qu'il en a publié d'autres auparavant !
Voici le genre d'absurdités et d'incohérences qui jonchent les pages des textes imprimés, lesquelles ne sauraient être portées au crédit de Vespucci. La thèse de Magnaghi est donc fort recevable : les trois lettres manuscrites de Vespucci retrouvées dans les archives, que ses propres défenseurs tenaient pour des faux, seraient les seuls documents fiables que nous ayons de sa main. Force est de considérer les célèbres ouvrages Mundus Novus et Quatre Voyages comme des publications suspectes, truffées d'apports étrangers et de déformations ou modifications douteuses.
Il n'empêche que taxer les Quatre Voyages de pure et simple contrefaçon serait également une erreur grossière, car ces textes utilisent sans nul doute un matériau réellement dû à la plume de Vespucci. En l'occurrence, le procédé de l'éditeur anonyme rappelle cette pratique des antiquaires qui consiste à tirer au mieux parti de l'existant quand, à partir d'un authentique coffret Renaissance, ils en fabriquent deux ou trois ou même tout un ensemble, en lui ajoutant des pièces d'imitation. Garantir l'authenticité complète de la pièce ainsi obtenue serait aussi erroné que de n'y voir qu'un faux. Cet imprimeur florentin qui tait sagement son nom sur la page de titre avait sans doute entre les mains les lettres de Vespucci aux Médicis – les trois que nous connaissons, et probablement d'autres que nous ne connaissons pas. Il devait être informé du succès foudroyant de celle qui relate le troisième voyage, le Mundus Novus : pas moins de vingt-trois réimpressions en toutes langues en quelques années ! Il n'est donc pas surprenant que, connaissant ses autres récits dans leur version originale ou par des copies, il ait été tenté de publier un petit Recueil des voyages de Vespucci. Mais le matériau dont il dispose étant trop maigre pour supporter une comparaison avec les quatre voyages de Colomb, cet éditeur anonyme décide de le « gonfler » un peu. Il commence donc par découper en deux parties le texte du voyage de 1499, qui nous est connu, puis il date l'une de 1497 et l'autre de 1499, sans supposer le moins du monde que cette supercherie vaudra à Vespucci une solide réputation de menteur et d'escroc trois siècles durant. Et pour clore rondement cet heureux mixtum compositum de vérité et de mensonge, qui deviendra un véritable casse-tête pour les savants de la postérité et vaudra à l'Amérique son nom d'Amérique, il l'agrémente de quelques détails tirés de diverses lettres et de récits d'autres navigateurs.
Les sceptiques émettront quelques doutes quant à la possibilité d'altérer le texte d'un auteur par des ajouts arbitraires. Qu'à cela ne tienne, le hasard veut que nous puissions démontrer l'utilisation de ces procédés peu scrupuleux dans le cas même de Vespucci.
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