Et dès que le rideau de fer était baissé derrière moi, je courais tout droit à mon poste chéri. Te voir une seule fois, te rencontrer une seule fois, c’était mon unique désir ; pouvoir de nouveau embrasser de loin ton visage avec mon regard. Au bout d’une semaine cela se produisit, au moment où je m’y attendais le moins : pendant que j’observais tes fenêtres là-haut, tu vins à moi en traversant la rue. Et soudain je redevins l’enfant de treize ans que j’avais été ; je sentis le sang affluer à mes joues ; involontairement, malgré mon plus intime désir de voir tes yeux, je baissai la tête et je passai devant toi en courant, comme une bête traquée. Ensuite j’eus honte de cette fuite effarouchée de petite écolière, car maintenant ma volonté était bien claire : je voulais te rencontrer, je te cherchais, je voulais être connue de toi après tant d’années où mon attente était restée plongée dans l’ombre ; je voulais être appréciée de toi, je voulais être aimée de toi.
Mais pendant longtemps tu ne me remarquas pas, bien que chaque soir, même par la neige tourbillonnante et sous le vent brutal et incisif de Vienne, je fisse le guet dans la rue. Souvent j’attendis en vain pendant des heures ; souvent tu sortais enfin de chez toi accompagné par des visiteurs ; deux fois, je te vis aussi avec des femmes et, dès lors, je compris que j’avais grandi ; je sentis le caractère nouveau et différent de mon sentiment pour toi au brusque tressaillement de mon cœur, qui me déchira l’âme, lorsque je vis une femme étrangère marcher d’un pas si assuré à ton côté en te donnant le bras. Je n’étais pas surprise puisque je connaissais déjà, depuis mes jours d’enfance, tes éternelles visiteuses ; mais maintenant il se produisait en moi, tout à coup, comme une douleur physique, et quelque chose se tendait en moi, fait à la fois d’hostilité et d’envie, en présence de cette évidente familiarité physique avec une autre. Puérilement fière comme j’étais, et comme peut-être je suis restée maintenant encore, pendant une journée je me tins à l’écart ; mais qu’elle fut atroce pour moi cette soirée vide, dans l’orgueil et la révolte, passée sans voir ta maison ! Le lendemain soir, j’étais déjà revenue humblement à mon poste ; je t’attendais, je t’attendais toujours, comme pendant toute ma destinée j’ai attendu devant ta vie qui m’était fermée.
Et enfin, un soir, tu me remarquas. Je t’avais vu venir de loin, et je concentrai toute ma volonté pour ne pas m’écarter de ton chemin. Le hasard voulut qu’une voiture qu’on déchargeait obstruât la rue et tu fus obligé de passer tout près de moi. Involontairement ton regard distrait se posa sur moi, pour, aussitôt rencontrant l’attention du mien – ah ! comme le souvenir me fit alors tressaillir ! – devenir ce regard que tu as pour les femmes, ce regard tendre, caressant et en même temps pénétrant jusqu’à la chair, ce regard large et déjà conquérant qui, pour la première fois, fit de l’enfant que j’étais une femme et une amoureuse. Pendant une ou deux secondes, ce regard fascina ainsi le mien qui ne pouvait ni ne voulait s’affranchir de son étreinte, – puis tu passas. Mon cœur battait : malgré moi, je fus obligée de ralentir mes pas et, comme je me retournais avec une invincible curiosité, je vis que tu t’étais arrêté et que tu me suivais des yeux. Et à la manière dont tu m’observais, avec une curiosité intéressée, je compris aussitôt que tu ne m’avais pas reconnue.
Tu ne me reconnus pas, ni alors, ni jamais : jamais tu ne m’as reconnue. Comment pourrais-je, ô mon bien-aimé, te décrire la désillusion de cette seconde ? Ce fut alors la première fois que je subis cette fatalité de ne pas être reconnue par toi, cette fatalité qui m’a suivie pendant toute ma vie et avec laquelle je meurs : rester inconnue, rester encore toujours inconnue de toi. Comment pourrais-je te la décrire, cette désillusion ? Car vois-tu, pendant ces deux années d’Innsbruck, où je pensais constamment à toi et où je ne faisais que songer à ce que serait notre première rencontre lorsque je serais retournée à Vienne, j’avais envisagé, suivant l’état de mon humeur, les perspectives les plus désolantes à côté des plus réjouissantes. J’avais, si je puis parler ainsi, tout parcouru en rêve ; je m’étais imaginé dans des moments de pessimisme, que tu me repousserais, que tu me dédaignerais parce que j’étais trop insignifiante, trop laide, trop importune. Toutes les formes possibles de ta défaveur, de ta froideur, de ton indifférence, je les avais toutes arpentées, dans des visions passionnées ; mais dans mes heures les plus noires, dans la conscience la plus profonde de ma nullité, je n’avais pas envisagé celle-ci, la plus épouvantable de toutes : que tu n’avais même pas fait la moindre attention à mon existence. Aujourd’hui, je le comprends bien – ah ! c’est toi qui m’as appris à le comprendre ! – le visage d’une jeune fille, d’une femme, est forcément pour un homme un objet extrêmement variable ; le plus souvent, il n’est qu’un miroir où se reflète tantôt une passion, tantôt un enfantillage, tantôt une lassitude, et qu’il s’évanouit aussi facilement qu’une image dans une glace, que donc un homme peut perdre plus facilement le visage d’une femme parce que l’âge y modifie les ombres et la lumière, et que des modes nouvelles l’encadrent différemment. Les résignées, voilà celles qui ont la véritable science de la vie. Mais moi, la jeune fille que j’étais alors, je ne pouvais pas comprendre encore que tu m’eusses oubliée ; car je ne sais comment, à force de m’occuper de toi, incessamment et sans aucune mesure, une idée chimérique s’était formée en moi : que toi aussi, tu devais souvent te souvenir de moi et que tu m’attendais ; comment aurais-je pu respirer encore si j’avais eu la certitude que je n’étais rien pour toi, que jamais aucun souvenir de moi ne venait t’effleurer doucement ? Ce douloureux réveil devant ton regard qui me montrait que rien en toi ne me connaissait plus, que le fil d’aucun souvenir ne joignait ta vie à la mienne, ce fut pour moi une première chute dans la réalité, un premier pressentiment de mon destin.
Cette fois-là, tu ne me reconnus pas, et lorsque deux jours plus tard, dans une nouvelle rencontre, ton regard m’enveloppa avec une certaine familiarité, tu ne me reconnus pas encore comme celle qui t’avait aimé et que tu avais d’une certaine manière formée, mais simplement comme la jolie jeune fille de dix-huit ans qui, deux jours auparavant, au même endroit, avait croisé ton chemin. Tu me regardas avec une aimable surprise ; un léger sourire se joua autour de ta bouche. De nouveau, tu passas près de moi et tu ralentis aussitôt ta marche. Je me mis à trembler, je frémissais d’une joie muette. Si seulement tu m’adressais la parole ! Je sentis que pour la première fois j’existais pour toi ; moi aussi je ralentis le pas et je t’attendis. Et soudain, sans me retourner, je sentis que tu étais derrière moi ; je savais que maintenant, pour la première fois, j’allais entendre ta chère voix me parler. L’attente était en moi comme une paralysie, et je craignais d’être obligée de m’arrêter, tellement mon cœur battait fort. Tu étais parvenu à mon côté. Tu me parlas avec ta manière doucement enjouée, comme si nous étions depuis longtemps amis. Ah ! tu n’avais pas la moindre idée de moi ! Jamais tu n’as eu la moindre idée de ma vie ! Tu me parlas avec une aisance si merveilleuse que je pus même te répondre.
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