Tu ne t’es pas douté qu’avant toi jamais encore un homme ne m’avait touchée, ni même que personne n’avait effleuré ou vu mon corps. Comment aurais-tu pu le supposer, mon bien-aimé, puisque je ne t’offrais aucune résistance, que je réprimais toute hésitation de pudeur, uniquement pour que tu ne pusses pas deviner le secret de mon amour pour toi, qui t’aurait certainement effrayé, – car tu n’aimes que la légèreté, le jeu, le badinage ; tu redoutes de t’immiscer dans une destinée. Tu veux goûter sans mesure à toutes les joies du monde, mais tu ne veux pas de sacrifice. Mon bien-aimé, si je te dis maintenant que j’étais vierge quand je me suis donnée à toi, je t’en supplie, comprends-moi bien ! Je ne t’accuse pas : tu ne m’as pas attirée, ni trompée, ni séduite ; c’est moi, moi-même, qui suis allée vers toi, poussée par mon propre désir, qui me suis jetée à ton cou, qui me suis précipitée dans ma destinée. Jamais, jamais je ne t’accuserai, non ; mais au contraire, toujours je te remercierai, car elle a été pour moi bien riche et bien éclatante de volupté, cette nuit, bien débordante de bonheur. Quand j’ouvrais les yeux dans l’obscurité et que je te sentais à mon côté, je m’étonnais que les étoiles ne fussent pas au-dessus de ma tête, tellement le ciel me semblait proche. Non, mon bien-aimé, je n’ai jamais rien regretté, jamais, à cause de cette heure-là. Je me le rappelle encore, lorsque tu dormais, que j’entendais ta respiration, que je touchais ton corps et que je me sentais si près de toi : dans l’ombre, j’ai pleuré de bonheur.
Le matin, je partis en hâte, de très bonne heure. Je devais me rendre au magasin, et je voulais aussi m’en aller avant qu’arrivât le domestique : il ne fallait pas qu’il me vît. Lorsque je fus vêtue, que je fus là, debout devant toi, tu me pris dans tes bras et tu me regardas longuement. Était-ce un souvenir lointain et obscur qui s’agitait en toi, ou bien seulement te semblais-je jolie et heureuse, comme je l’étais effectivement ? Tu me donnas un baiser sur la bouche. Je me dégageai doucement pour m’en aller. Alors tu me demandas : « Ne veux-tu pas emporter quelques fleurs ? » Je répondis que si. Tu pris quatre roses blanches dans le vase de cristal bleu, sur le bureau (ah ! ce vase, je le connaissais bien, depuis mon unique et furtif regard de jadis) et tu me les donnas. Pendant des journées, je les ai portées à mes lèvres.
Avant de nous quitter, nous étions déjà convenus d’un autre rendez-vous. J’y vins, et de nouveau ce fut merveilleux. Tu me donnas encore une troisième nuit. Puis tu me dis que tu étais obligé de partir en voyage – oh ! ces voyages, comme je les détestais depuis mon enfance ! – et tu me promis, aussitôt que tu serais revenu, de m’en aviser. Je te donnai mon adresse, poste restante, car je ne voulais pas te dire mon nom. Je gardais mon secret. De nouveau, tu me donnas quelques roses au moment de l’adieu – les roses de l’adieu !
Chaque jour, pendant deux mois, j’allai voir… mais non, pourquoi te décrire ces tourments infernaux de l’attente, du désespoir ? Je ne t’accuse pas ; je t’aime comme tu es : ardent et oublieux, généreux et infidèle ; je t’aime ainsi, rien qu’ainsi, comme tu as toujours été et comme tu es encore maintenant. Tu étais revenu depuis longtemps ; tes fenêtres éclairées me l’apprirent, et tu ne m’as pas écrit. Je n’ai pas une ligne de toi, maintenant, à ma dernière heure, pas une ligne de toi, toi à qui j’ai donné ma vie. J’ai attendu, attendu comme une désespérée. Mais tu ne m’as pas fait signe, tu ne m’as pas écrit une ligne… pas une ligne…
Mon enfant est mort hier, – c’était aussi ton enfant. C’était aussi ton enfant, ô mon bien-aimé, l’enfant d’une de ces trois nuits, je te le jure, et l’on ne ment pas dans l’ombre de la mort. C’était notre enfant, je te le jure, car aucun homme ne m’a touchée depuis ces heures où je me suis donnée à toi jusqu’à celles du travail de l’enfantement. Ton contact avait rendu mon corps sacré, à mes yeux : comment aurais-je pu me partager entre toi qui avais été tout pour moi, et d’autres qui pouvaient à peine frôler ma vie ? C’était notre enfant, mon bien-aimé, l’enfant de mon amour lucide et de ta tendresse insouciante, prodigue, presque inconsciente, notre enfant, notre fils, notre enfant unique. Mais tu veux savoir maintenant – peut-être effrayé, peut-être juste étonné – maintenant tu veux savoir, ô mon bien-aimé, pourquoi pendant toutes ces longues années je t’ai caché l’existence de cet enfant et pourquoi je te parle de lui aujourd’hui seulement qu’il est là, étendu, dormant dans les ténèbres, dormant à jamais, déjà prêt à partir et à ne revenir plus jamais, plus jamais ! Pourtant, comment aurais-je pu te le dire ? Jamais tu ne m’aurais crue, moi l’étrangère, trop facilement disposée à t’accorder ces trois nuits, moi qui m’étais donnée sans hésitation, avec ardeur même ; jamais tu n’aurais cru que cette femme anonyme rencontrée fugitivement te garderait sa fidélité, à toi l’infidèle, – jamais tu n’aurais reconnu sans méfiance cet enfant comme étant le tien ! Jamais tu n’aurais pu, même si mes dires t’avaient paru vraisemblables, écarter intérieurement le soupçon que j’essayais de t’attribuer, à toi qui étais riche, la paternité d’un enfant qui t’était étranger. Tu m’aurais suspectée, il en serait resté une ombre entre toi et moi, une ombre confuse et flottante de méfiance.
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