C’est là, en ce lieu où seules se réfugient en leur détresse les femmes les plus pauvres, les réprouvées, les oubliées, là au milieu de la plus rebutante misère, c’est là que l’enfant, ton enfant, est venu au monde. C’est à mourir, cet hôpital ; tout vous y est étranger, étranger, étranger ; et nous nous regardions comme des étrangères, nous qui gisions là, solitaires, et mutuellement pleines de haine, nous que seuls la misère et les mêmes tourments avaient contraintes à prendre place dans cette salle, à l’atmosphère viciée, emplie de chloroforme et de sang, de cris et de gémissements. Tout ce que la pauvreté doit subir d’humiliations, d’outrages moraux et physiques, je l’ai souffert, dans cette promiscuité avec des prostituées et des malades qui faisaient de la communauté de notre sort une commune infamie… Sous le cynisme de ces jeunes médecins qui, avec un sourire d’ironie, relevaient le drap de lit et palpaient le corps de la femme sans défense, sous un faux prétexte de souci scientifique… En présence de la cupidité des infirmières. Oh ! Là-bas, la pudeur humaine ne rencontre que des regards qui la crucifient et des paroles qui la flagellent. Votre nom sur une pancarte, c’est tout ce qui reste de vous, car ce qui gît dans le lit n’est qu’un paquet de chair pantelante, que tâtent les curieux et qui n’est plus qu’un objet d’exhibition et d’étude. Oh ! elles ne savent pas, les femmes qui donnent des enfants à leur mari aux petits soins, dans leur propre maison, ce que c’est que de mettre au monde un enfant lorsqu’on se trouve seule, sans protection et comme sur une table d’expérimentation médicale. Aujourd’hui encore, quand je rencontre dans un livre le mot “enfer”, je pense immédiatement, malgré moi, à cette salle bondée dans laquelle, parmi les mauvaises odeurs, les gémissements, les rires et les cris sanglants de femmes entassées, j’ai tant souffert, – à cet abattoir de la pudeur.
Pardonne-moi, pardonne-moi de te parler de cela ! Mais c’est la seule fois que je le fais, je ne t’en parlerai jamais plus, jamais plus. Pendant onze ans je n’en ai dit mot et bientôt je serai muette pour l’éternité. Je devais le crier une fois, ce que m’avait coûté cet enfant qui était ma félicité et qui à présent est là, inanimé. Je les avais déjà oubliées, ces heures-là, depuis longtemps oubliées, dans le sourire, dans la voix de l’enfant, dans mon bonheur ; mais maintenant qu’il est mort, mon supplice, lui, est devenu vivant, et j’avais besoin de soulager mon âme en le criant une fois, cette seule fois.
Mais ce n’est pas toi que j’accuse ; je n’accuse que Dieu, rien que Dieu qui a voulu ce supplice absurde. Je ne t’accuse pas, je le jure, et jamais dans ma colère je ne me suis dressée contre toi. Même à l’heure où mon corps se tordait dans les douleurs, même lorsque devant les jeunes externes, il brûlait de honte en subissant les attouchements de leurs regards, même à la seconde où la douleur me déchira l’âme, jamais je ne t’ai accusé devant Dieu, jamais je n’ai regretté nos nuits ; jamais mon amour pour toi n’a subi l’atteinte d’un reproche de ma part ; toujours je t’ai aimé, toujours j’ai béni l’heure où je t’ai rencontré. Et dussé-je de nouveau traverser l’enfer de ces heures-là, quand bien même je saurais d’avance ce qui m’attend, ô mon bien-aimé, je referais encore une fois ce que j’ai fait, encore une fois, encore mille fois !
Notre enfant est mort hier. Tu ne l’as jamais connu. Jamais, même dans une fugitive rencontre, due au hasard, ce petit être en fleur, né de ton être, n’a frôlé en passant ton regard. Dès que j’eus cet enfant, je me tins cachée à tes yeux pendant longtemps. Mon ardent amour pour toi était devenu moins douloureux ; je crois même que je ne t’aimais plus aussi passionnément ; tout au moins, mon amour ne me faisait plus autant souffrir. Je ne voulais pas me partager entre toi et lui ; aussi je me consacrai non pas à toi, qui étais heureux et vivais en dehors de moi, mais à cet enfant qui avait besoin de moi, que je devais nourrir, que je pouvais prendre dans mes bras et couvrir de baisers. Je semblais délivrée du trouble que tu avais jeté dans mon âme, arrachée à mon mauvais destin, sauvée enfin par cet autre toi-même, mais qui était vraiment à moi ; et ce n’était plus que rarement, tout à fait rarement, que ma passion se portait humblement au-devant de ta maison. Je ne faisais qu’une chose : à ton anniversaire, je t’envoyais régulièrement un bouquet de roses blanches, exactement pareilles à celles que tu m’avais offertes après notre première nuit d’amour. T’es-tu jamais demandé en ces dix, en ces onze années, qui te les envoyait ? T’es-tu souvenu, peut-être, de celle à qui tu as donné, un jour, des roses pareilles ? Je l’ignore et je ne connaîtrai jamais ta réponse. Il me suffisait, quant à moi, de te les offrir secrètement et de faire éclore, une fois chaque année, le souvenir de cet instant.
Tu ne l’as jamais connu, notre pauvre petit. Aujourd’hui, je m’en veux de l’avoir dérobé à tes yeux, car tu l’aurais aimé. Jamais tu ne l’as connu, le pauvre enfant, jamais tu ne l’as vu sourire, quand il soulevait légèrement ses paupières et que ses yeux noirs et intelligents – tes yeux ! – jetaient sur moi, sur le monde entier, leur lumière claire et joyeuse. Ah ! il était si gai, si charmant : toute la légèreté de ton être se retrouvait dans cet enfant ; ton imagination vive et remuante se renouvelait en lui ; pendant des heures entières, il pouvait s’amuser follement avec un objet, comme toi tu prends plaisir à jouer avec la vie ; puis on le voyait redevenir sérieux et se tenir assis devant ses livres, les sourcils froncés. Sa ressemblance avec toi grandissait chaque jour. Déjà même commençait à se développer en lui, visiblement, cette dualité de sérieux et d’enjouement qui t’est propre ; et plus il te ressemblait, plus je l’aimais. Il apprenait bien, et bavardait en français comme une petite pie ; ses cahiers étaient les plus propres de la classe ; avec cela, comme il était gentil, élégant, dans son costume de velours noir ou dans sa petite marinière blanche ! Partout où il allait, il était toujours le plus distingué ; quand je passais avec lui sur la plage de Grado{23}, les femmes s’arrêtaient et caressaient sa longue chevelure blonde ; quand il faisait du traîneau sur le Semmering, les gens se retournaient vers lui avec admiration ! Il était si joli, si délicat, si complaisant ! Lorsque, l’année dernière, il devint interne au Theresianum, on eût dit un petit page du dix-huitième siècle à la façon dont il portait son uniforme et sa petite épée. À présent, il n’a plus rien que sa chemisette, le pauvre enfant, couché là, les lèvres décolorées et les mains jointes.
Mais peut-être veux-tu savoir comment j’ai pu l’élever ainsi, dans le luxe, comment j’ai pu faire pour lui permettre de vivre cette vie éclatante et joyeuse des enfants du grand monde ? Mon bien-aimé, je te parle du sein de l’ombre. Je n’ai pas de honte, je vais te le dire, mais ne t’effraie pas ; mon bien-aimé, je me suis vendue.
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