Je buvais et buvais, chantant comme les autres les chansons grivoises, et j’éprouvais un besoin presque irrésistible de danser et de m’amuser. Soudain – on eût dit que quelque chose de froid ou de brûlant s’était posé sur mon cœur – je sursautai : tu étais assis avec des amis à la table voisine et tu portais sur moi un regard d’admiration et de désir, ce regard qui toujours m’a remuée jusqu’au tréfonds de l’âme. Pour la première fois depuis dix ans, tes yeux s’attachaient de nouveau sur moi de toute la force inconsciente et passionnée de ton être. Je tremblais. Le verre que je tenais levé faillit tomber de mes mains. Heureusement, mes compagnons de table ne s’aperçurent pas de mon trouble, qui s’effaça dans le bruit des rires et de la musique.

Ton regard devenait de plus en plus brûlant et me plongeait tout entière dans un brasier. Je ne savais pas si tu m’avais enfin, enfin reconnue ou si tu me désirais comme une femme que tu n’aurais pas encore tenue dans tes bras, comme une autre, comme une étrangère. Le sang me montait aux joues, et je répondais distraitement aux personnes qui étaient avec moi. Tu avais remarqué sans doute combien ton regard me troublait. D’un signe de tête, imperceptible pour les autres, tu me demandas de bien vouloir sortir un instant dans le vestibule. Puis tu réglas l’addition de façon ostensible ; tu pris congé de tes amis et sortis, non sans m’avoir préalablement fait signe encore une fois que tu m’attendais dehors. Je tremblais comme si j’avais été en proie au froid ou à la fièvre. Je ne pouvais plus répondre à aucune question ; je me trouvais dans l’impossibilité de maîtriser mon sang en ébullition. Le hasard voulut que, précisément à ce moment-là, un couple de Noirs commençât une nouvelle et étrange danse, en frappant des talons et en poussant des cris aigus. Tout le monde avait les yeux sur eux ; je mis cette seconde à profit. Je me levai, dis à mon ami que je revenais aussitôt, et je te suivis.

Dehors, tu m’attendais dans le vestibule, devant le vestiaire. Ton regard s’éclaira en me voyant venir. Tu accourus, souriant, au-devant de moi. Je vis immédiatement que tu ne me reconnaissais pas, que tu ne reconnaissais pas l’enfant ni la jeune fille d’autrefois. De nouveau, en tendant la main vers moi, tu l’avançais vers quelqu’un de nouveau, quelqu’un d’inconnu. « Ne pourriez-vous, un jour, à moi aussi, me consacrer une heure ? » me demandas-tu familièrement. Je sentis à ton assurance que tu me prenais pour une de ces femmes qui se vendent pour la soirée. « Oui », fis-je. C’était le même « oui » tremblant et pourtant naturel et bien consentant par lequel, il y avait plus de dix ans, la jeune fille que j’étais alors t’avait répondu dans la rue crépusculaire. « Et quand pourrions-nous nous voir ? – Quand vous voudrez. » Devant toi, je n’avais aucune honte. Tu me regardas un peu étonné, en proie à ce même étonnement, fait de méfiance et de curiosité, que tu avais également montré jadis devant la rapidité de mon acquiescement. « Seriez-vous libre maintenant ? » me demandas-tu avec quelque hésitation. – Oui, dis-je, partons. »

Je voulus aller chercher mon manteau au vestiaire.

À ce moment, il me revint à l’esprit que le manteau de mon ami et le mien étaient ensemble et qu’il avait le ticket. Retourner le lui demander, sans motif précis, n’eût pas été possible ; d’autre part, renoncer à l’heure que je pouvais passer avec toi, cette heure ardemment désirée depuis des années, cela, je ne le voulais pas. Aussi n’hésitai-je pas une seconde : je me contentai de mettre mon châle sur ma robe du soir, et je sortis dans la nuit brumeuse et humide, sans m’occuper de mon manteau, sans me soucier de l’être bon et affectueux qui me faisait vivre depuis des années, de l’homme que je couvrais de ridicule devant ses amis, en le laissant ainsi, moi qui étais depuis des années sa maîtresse, au premier clin d’œil d’un étranger.