Puis il dit, d’une voix tout autre, sèchement :
« Vous tournez dans cette rue. Puis vous êtes à votre hôtel. » Une fois encore il me regarda fixement, avec des yeux dont les pupilles paraissaient noyées dans une blancheur et un vide effrayants. Puis il disparut.
Je m’enveloppai dans mon manteau. Je frissonnais. Je ne ressentais que lassitude, une ivresse confuse, apathique et noire, un sommeil ambulant couleur de pourpre. Je voulais penser un peu, réfléchir à tout cela, mais toujours ce flot noir de lassitude s’élevait en moi et m’emportait. J’entrai à l’hôtel en tâtonnant, je me laissai tomber dans mon lit, et je m’endormis lourdement, comme une bête.
Le lendemain matin, je ne savais plus ce qu’il y avait là-dedans de rêve ou de réalité, et quelque chose en moi m’interdisait de me le demander. Je m’étais éveillé tard, étranger dans une ville étrangère, et j’allai visiter une église, dans laquelle il y avait des mosaïques antiques d’une grande célébrité. Mais mes yeux restaient égarés dans le vide ; la rencontre de la nuit passée revenait à mon esprit de plus en plus nettement, et cela m’entraîna irrésistiblement à chercher la rue et la maison. Mais ces étranges rues ne vivent que la nuit ; le jour, elles portent des masques gris et froids, sous lesquels l’initié seul peut les reconnaître. J’eus beau la chercher, je ne la trouvai pas. Fatigué et déçu, je rentrai à l’hôtel, poursuivi par les figures qu’agitait en moi l’illusion ou le souvenir.
Mon train partait à 9 heures du soir. Je quittai la ville à regret. Un commissionnaire vint prendre mes bagages et, lui devant moi, nous nous dirigeâmes vers la gare. Soudain, à un croisement de rues, j’eus comme un choc : je reconnus la rue latérale qui menait à cette maison ; je dis au porteur de m’attendre et – tandis que d’abord étonné, il se mettait ensuite à rire d’un air impertinent et familier – j’allai jeter un dernier regard dans cette ruelle de l’aventure.
Elle était là, dans l’obscurité, sombre comme la veille, et dans l’éclat mat de la lune, je vis briller les carreaux de la porte de cette maison. Je voulus m’approcher une dernière fois, quand une figure humaine glissa hors de l’ombre. Je reconnus en frissonnant l’homme qui était là blotti sur le seuil et qui me faisait signe d’avancer. Mais un frémissement me saisit, et je m’enfuis au plus vite, lâchement, de crainte d’être mêlé à quelque affaire et de rater mon train.
Pourtant, parvenu au coin de la rue, avant de tourner, je regardai encore une fois derrière moi. Lorsque mon regard rencontra l’homme, celui-ci eut un haut-le-corps ; je le vis se ramasser précipitamment, bondir contre la porte et l’ouvrir brusquement. À cet instant, un éclat de métal brilla dans sa main : je ne pus distinguer de loin si c’était de l’argent ou bien le couteau qui, au clair de lune, luisait perfidement entre ses doigts…
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Décembre 2010
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{1} Voir le sonnet qui précède le livre de nouvelles Verwirrung der Gefühle.
{2} Cette remarque ne concerne pas la présente édition. (Note du correcteur – ELG.)
{3} Ce sonnet précédait le recueil Amok, sous-titré Nouvelles d’une passion, publié en 1922. Il était dédié « À Franz Masereel, l’artiste et l’ami fraternel ».
{4} Amok ou le Fou de Malaisie : ce titre est une transposition explicative et exotique, à l’intention des lecteurs français. Le titre original, Der Amokläufer, désigne littéralement « le coureur en amok », c’est-à-dire dans cet état de transe furieuse qui sera décrit dans le récit. Publication en 1922.
{5} Calcutta : Zweig partit en novembre 1909 pour l’Inde et visita aussi, au cours de ce voyage de plusieurs mois, Ceylan, Madras, Agra, Gwalior, Calcutta, Bénarès, Rangoon et l’Indochine.
{6} Le cadran phosphorescent de ma montre : le texte original précise que le métal blanc utilisé dans les cadrans est du radium.
{7} Noble, secourable et bon : effet de quasi-citation dans le texte allemand. Edel sei der Mensch, hilfreich und gut est en effet le premier vers d’un célèbre poème de Goethe intitulé Das Gottliche (Le Divin).
{8} la rikscha : terme d’origine japonaise (jin ri kischa). Il s’agit d’un véhicule à deux roues tiré par un homme, à pied ou à bicyclette ; on dit aussi en français « pousse-pousse ».
{9} Medizinische Blätter : c’est-à-dire « Revue médicale », bulletin d’information pour les praticiens.
{10} Batavia : ancien nom donné en 1619 par les Hollandais au fort qu’ils construisirent sur le site de la ville indonésienne de Djakarta. Surabaya est une ville et un port de l’île de Java.
{11} demi-caste (Halfcast) : le mot anglais désigne une sorte de paria de la société, déchu de sa caste à la suite d’une faute.
{12} après la saison des pluies : c’est-à-dire donc vers la fin septembre.
{13} surgeon : les termes anglais conservés par Zweig (comme aussi down ou allright) sont bien sûr destinés à faire « couleur locale ».
{14} yogi : ascète pratiquant le yoga.
{15} En français dans le texte.
{16} or infâme (corrupted gold) : c’est une allusion à la scène 1 de l’acte V du drame de Shakespeare.
{17} amok : terme malais qui était d’abord employé dans l’expression (reprise de l’anglais) « courir un muck » ; voir aussi la note 1 sur le titre du récit.
{18} kris : poignard malais dont la lame à double tranchant est ondulée.
{19} Yokohama : grande ville et port dans la baie de Tokyo.
{20} Publication en 1922.
{21} la grippe : il faut rappeler l’épidémie mondiale de grippe qui fit en tout vingt millions de morts, quelques années seulement avant la publication du présent récit, en 1922.
{22} Le directeur de l’Opéra : entre 1918 et 1924, c’est Richard Strauss, le grand compositeur qui, après la mort en 1929 de son librettiste d’élection, Hugo von Hofmannstahl, allait demander un livret à Zweig : La Femme silencieuse, d’après Ben Jonson, opéra qui fut créé à Dresde en 1936 (et en l’absence de Zweig, alors en exil à Londres). Curieuse péripétie musicalo-politique de la machine nazie…
{23} Grado : II s’agit probablement de la ville italienne, en Vénétie Julienne, près de Gorizia ; Zweig avait fait plusieurs voyages en Italie, notamment on 1908-1909, puis en 1921.
{24} Brünn : nom allemand de l’actuelle Brno, en Tchécoslovaquie ; ville située dans la province de Moravie d’où était originaire le grand-père paternel de Zweig.
{25} Afrique du Nord : Zweig avait fait en 1908-1909 un bref voyage à Alger.
{26} Publication en 1927.
{27} Colombo : port sur l’océan Indien, capitale de Ceylan (l’actuel Sri Lanka) que Zweig avait visité lors de son voyage de 1908-1909.
{28} Le Freischütz : opéra de Carl-Maria von Weber (1786-1826), créé à Berlin en 1821 ; œuvre déterminante dans l’affirmation de la musique lyrique allemande face au bel canto italien.
{29} En français dans le texte, la seconde fois seulement.
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