L’autre s’approcha de Lupin. Elle était de taille élevée, le buste harmonieux, la figure très pâle, et ses cheveux blonds, d’un blond étincelant, se divisaient en deux bandeaux ondulés et très lâches. Vêtue de noir, sans autre ornement qu’un collier de jais à quintuple tour, elle paraissait cependant d’une élégance raffinée.

Arsène Lupin lui dit quelques mots, puis, saluant Mlle Gerbois :

– Je vous demande pardon, Mademoiselle, de toutes ces tribulations, mais j’espère cependant que vous n’avez pas été trop malheureuse…

– Malheureuse ! J’aurais même été très heureuse, s’il n’y avait pas eu mon pauvre père.

– Alors tout est pour le mieux. Embrassez-le de nouveau, et profitez de l’occasion – elle est excellente – pour lui parler de votre cousin.

– Mon cousin… que signifie ?… Je ne comprends pas.

– Mais si, vous comprenez… votre cousin Philippe… ce jeune homme dont vous gardez précieusement les lettres…

Suzanne rougit, perdit contenance, et enfin, comme le conseillait Lupin, se jeta de nouveau dans les bras de son père.

Lupin les considéra tous deux d’un œil attendri.

Comme on est récompensé de faire le bien ! Touchant spectacle !

Heureux père ! Heureuse fille ! Et dire que ce bonheur c’est ton œuvre, Lupin ! Ces êtres te béniront plus tard… ton nom sera pieusement transmis à leurs petits-enfants… oh ! La famille !… La famille ! …

Il se dirigea vers la fenêtre.

– Ce bon Ganimard est-il toujours là ?… Il aimerait tant assister à ces charmantes effusions … mais non, il n’est plus là… plus personne… ni lui, ni les autres… diable ! La situation devient grave… il n’y aurait rien d’étonnant à ce qu’ils fussent déjà sous la porte cochère… chez le concierge peut-être… ou même dans l’escalier !

M. Gerbois laissa échapper un mouvement. Maintenant que sa fille lui était rendue, le sentiment de la réalité lui revenait. L’arrestation de son adversaire, c’était pour lui un demi-million. Instinctivement il fit un pas… comme par hasard, Lupin se trouva sur son chemin.

– Où allez-vous, Monsieur Gerbois ? Me défendre contre eux ? Mille fois aimable ! Ne vous dérangez pas. D’ailleurs, je vous jure qu’ils sont plus embarrassés que moi.

Et il continua en réfléchissant :

– Au fond que savent-ils ? Que vous êtes ici, et peut-être que Mlle Gerbois y est également, car ils ont dû la voir arriver avec une dame inconnue. Mais moi ? Ils ne s’en doutent pas. Comment me serais-je introduit dans une maison qu’ils ont fouillée ce matin de la cave au grenier ? Non, selon toutes probabilités, ils m’attendent pour me saisir au vol… pauvres chéris ! … À moins qu’ils ne devinent que la dame inconnue est envoyée par moi et qu’ils ne la supposent chargée de procéder à l’échange… auquel cas ils s’apprêtent à l’arrêter à son départ…

Un coup de timbre retentit.

D’un geste brusque, Lupin immobilisa M. Gerbois, et la voix sèche, impérieuse :

– Halte-là, Monsieur, pensez à votre fille et soyez raisonnable, sinon… quant à vous, Maître Detinan, j’ai votre parole.

M. Gerbois fut cloué sur placé. L’avocat ne bougea point.

Sans la moindre hâte, Lupin prit son chapeau. Un peu de poussière le maculait : il le brossa du revers de sa manche.

– Mon cher Maître, si jamais vous avez besoin de moi… mes meilleurs vœux, Mademoiselle Suzanne, et toutes mes amitiés à M. Philippe.

Il tira de sa poche une lourde montre à double boîtier d’or.

– Monsieur Gerbois, il est trois heures quarante-deux minutes ; à trois heures quarante-six, je vous autorise à sortir de ce salon… pas une minute plus tôt que trois heures quarante-six, n’est-ce pas ?

– Mais ils vont entrer de force, ne put s’empêcher de dire Maître Detinan.

– Et la loi que vous oubliez, mon cher Maître ! Jamais Ganimard n’oserait violer la demeure d’un citoyen français. Nous aurions le temps de faire un excellent bridge. Mais pardonnez-moi, vous semblez un peu émus tous les trois, et je ne voudrais pas abuser…

Il déposa sa montre sur la table, ouvrit la porte du salon, et, s’adressant à la dame blonde :

– Vous êtes prête, chère amie ?

Il s’effaça devant elle, adressa un dernier salut, très respectueux, à Mlle Gerbois, sortit et referma la porte sur lui.

Et on l’entendit qui disait, dans le vestibule, à haute voix :

– Bonjour, Ganimard, comment ça va-t-il ? Rappelez-moi au bon souvenir de Mme Ganimard… un de ces jours, j’irai lui demander à déjeuner… adieu, Ganimard.

Un coup de timbre encore, brusque, violent, puis des coups répétés, et des bruits de voix sur le palier.

– Trois heures quarante-cinq, balbutia M. Gerbois.

Après quelques secondes, résolument, il passa dans le vestibule. Lupin et la dame blonde n’y étaient plus.

– Père ! il ne faut pas ! attends s’écria Suzanne.

– Attendre ? Tu es folle !… Des ménagements avec ce gredin… et le demi-million ?…

Il ouvrit.

Ganimard se rua.

– Cette dame… où est-elle ? Et Lupin ?

– Il était là… il est là.

Ganimard poussa un cri de triomphe :

– Nous le tenons.., la maison est cernée.

Maître Detinan objecta :

– Mais l’escalier de service ?

– L’escalier de service aboutit à la cour, et il n’y a qu’une issue, la grand-porte : dix hommes la gardent.

– Mais il n’est pas entré par la grand-porte… il ne s’en ira pas par là…

– Et par où donc ? riposta Ganimard… à travers les airs ?

Il écarta un rideau. Un long couloir s’offrit qui conduisait à la cuisine. Ganimard le suivit en courant et constata que la porte de l’escalier de service était fermée à double tour.

De la fenêtre, il appela l’un des agents :

– Personne ?

– Personne.

– Alors, s’écria-t-il, ils sont dans l’appartement ! … Ils sont cachés dans l’une des chambres !… Il est matériellement impossible qu’ils se soient échappés… ah ! Mon petit Lupin, tu t’es fichu de moi, mais, cette fois, c’est la revanche.

À sept heures du soir, M. Dudouis, chef de la Sûreté, étonné de n’avoir point de nouvelles, se présenta rue Clapeyron. Il interrogea les agents qui gardaient l’immeuble, puis monta chez Maître Detinan qui le mena dans sa chambre. Là, il aperçut un homme, ou plutôt deux jambes qui s’agitaient sur le tapis, tandis que le torse auquel elles appartenaient était engagé dans les profondeurs de la cheminée.

– Ohé !… Ohé !….. glapissait une voix étouffée.

Et une voix plus lointaine, qui venait de tout en haut, répondait :

– Ohé !… Ohé !…

M. Dudouis s’écria en riant :

– Eh bien, Ganimard, qu’avez-vous donc à faire le fumiste ?

L’inspecteur s’exhuma des entrailles de la cheminée. Le visage noirci, les vêtements couverts de suie, les yeux brillants de fièvre, il était méconnaissable.

– Je le cherche, grogna-t-il.

– Qui ?

– Arsène Lupin… Arsène Lupin et son amie.

– Ah ça ! Mais, vous imaginez-vous qu’ils se cachent dans les tuyaux de la cheminée ?

Ganimard se releva, appliqua sur la manche de son supérieur cinq doigts couleur de charbon, et sourdement, rageusement :

– Où voulez-vous qu’ils soient, chef ? Il faut bien qu’ils soient quelque part. Ce sont des êtres comme vous et moi, en chair et en os. Ces êtres-là ne s’en vont pas en fumée.

– Non, mais ils s’en vont tout de même.

– Par où ? Par où ? La maison est entourée ! Il y a des agents sur le toit.

– La maison voisine ?

– Pas de communication avec elle.

– Les appartements des autres étages ?

– Je connais tous les locataires : ils n’ont vu personne… ils n’ont entendu personne.

– Êtes-vous sûr de les connaître tous ?

– Tous. Le concierge répond d’eux. D’ailleurs, pour plus de précaution, j’ai posté un homme dans chacun de ces appartements.

– Il faut pourtant bien qu’on mette la main dessus.

– C’est ce que je dis, chef, c’est ce que je dis. Il le faut, et ça sera, parce qu’ils sont ici tous deux… ils ne peuvent pas ne pas y être ! Soyez tranquille, chef, si ce n’est pas ce soir, je les aurai demain… j’y coucherai !… J’y coucherai !

De fait il y coucha, et le lendemain aussi, et le surlendemain également.

Et, lorsque trois jours entiers et trois nuits se furent écoulés, non seulement il n’avait pas découvert l’insaisissable Lupin et sa non moins insaisissable compagne, mais il n’avait même pas relevé le petit indice qui lui permît d’établir la plus petite hypothèse.

Et c’est pourquoi son opinion de la première heure ne variait pas.

Du moment qu’il n’y a aucune trace de leur fuite, c’est qu’ils sont là !

Peut-être, au fond de sa conscience, était-il moins convaincu. Mais il ne voulait pas se l’avouer. Non, mille fois non, un homme et une femme ne s’évanouissent pas ainsi que les mauvais génies des contes d’enfants. Et sans perdre courage, il continuait ses fouilles et ses investigations comme s’il avait espéré les découvrir, dissimulés en quelque retraite impénétrable, incorporés aux pierres de la maison.

Chapitre 2 – Le diamant bleu

 

Le soir du 27 mars, au 134 de l’avenue Henri-Martin, dans le petit hôtel que lui avait légué son frère six mois auparavant, le vieux général Baron d’Hautrec, ambassadeur à Berlin sous le second Empire, dormait au fond d’un confortable fauteuil, tandis que sa demoiselle de compagnie lui faisait la lecture, et que la sœur Auguste bassinait son lit et préparait la veilleuse.

À onze heures la religieuse qui, par exception, devait rentrer ce soir-là au couvent de sa communauté et passer la nuit près de la sœur supérieure, la religieuse prévint la demoiselle de compagnie.

– Mademoiselle Antoinette, mon ouvrage est fini, je m’en vais.

– Bien, ma sœur.

– Et surtout n’oubliez pas que la cuisinière a congé et que vous êtes seule dans l’hôtel, avec le domestique.

– Soyez sans crainte pour M. le Baron, je couche dans la chambre voisine comme c’est entendu, et je laisse ma porte ouverte.

La religieuse s’en alla. Au bout d’un instant ce fut Charles, le domestique, qui vint prendre les ordres.