Phénomène
qui excita l’indignation générale, car la Lune fut voilée pendant
plusieurs nuits aux yeux de ses contemplateurs.
Le digne J. -T. Maston, le plus vaillant ami des trois
voyageurs, partit pour les montagnes Rocheuses, en compagnie de
l’honorable J. Belfast, directeur de l’Observatoire de Cambridge,
et il gagna la station de Long’s-Peak, où se dressait le télescope
qui rapprochait la Lune à deux lieues. L’honorable secrétaire du
Gun-Club voulait observer lui-même le véhicule de ses audacieux
amis.
L’accumulation des nuages dans l’atmosphère empêcha toute
observation pendant les 5, 6, 7, 8, 9 et 10 décembre. On crut même
que l’observation devrait être remise au 3 janvier de l’année
suivante, car la Lune, entrant dans son dernier quartier le 11, ne
présenterait plus alors qu’une portion décroissante de son disque,
insuffisante pour permettre d’y suivre la trace du projectile.
Mais enfin, à la satisfaction générale, une forte tempête
nettoya l’atmosphère dans la nuit du 11 au 12 décembre, et la Lune,
à demi éclairée, se découpa nettement sur le fond noir du ciel.
Cette nuit même, un télégramme était envoyé de la station de
Long’s-Peak par J. -T. Maston et Belfast à MM. les membres du
bureau de l’Observatoire de Cambridge.
Or, qu’annonçait ce télégramme ?
Il annonçait : que le 11 décembre, à huit heures quarante-sept
du soir, le projectile lancé par la Columbiad de Stone’s-Hill avait
été aperçu par MM. Belfast et J. -T. Maston, – que le boulet, dévié
pour une cause ignorée, n’avait point atteint son but, mais qu’il
en était passé assez près pour être retenu par l’attraction
lunaire, – que son mouvement rectiligne s’était changé en un
mouvement circulaire, et qu’alors, entraîné suivant un orbe
elliptique autour de l’astre des nuits, il en était devenu le
satellite.
Le télégramme ajoutait que les éléments de ce nouvel astre
n’avaient pu être encore calculés ; – et en effet, trois
observations prenant l’astre dans trois positions différentes, sont
nécessaires pour déterminer ces éléments. Puis, il indiquait que la
distance séparant le projectile de la surface lunaire « pouvait »
être évaluée à deux mille huit cent trente-trois milles environ,
soit quatre mille cinq cents lieues.
Il terminait enfin en émettant cette double hypothèse : Ou
l’attraction de la Lune finirait par l’emporter, et les voyageurs
atteindraient leur but ; ou le projectile, maintenu dans un
orbe immutable, graviterait autour du disque lunaire jusqu’à la fin
des siècles.
Dans ces diverses alternatives, quel serait le sort des
voyageurs ? Ils avaient des vivres pour quelque temps, c’est
vrai. Mais en supposant même le succès de leur téméraire
entreprise, comment reviendraient-ils ? Pourraient-ils jamais
revenir ? Aurait-on de leurs nouvelles ? Ces questions,
débattues par les plumes les plus savantes du temps, passionnèrent
le public.
Il convient de faire ici une remarque qui doit être méditée par
les observateurs trop pressés. Lorsqu’un savant annonce au public
une découverte purement spéculative, il ne saurait agir avec assez
de prudence. Personne n’est forcé de découvrir ni une planète, ni
une comète, ni un satellite, et qui se trompe en pareil cas,
s’expose justement aux quolibets de la foule. Donc, mieux vaut
attendre, et c’est ce qu’aurait dû faire l’impatient J. -T. Maston,
avant de lancer à travers le monde ce télégramme qui, suivant lui,
disait le dernier mot de cette entreprise.
En effet, ce télégramme contenait des erreurs de deux sortes,
ainsi que cela fut vérifié plus tard : 1° Erreurs d’observation, en
ce qui concernait la distance du projectile à la surface de la
Lune, car, à la date du 11 décembre, il était impossible de
l’apercevoir, et ce que J. -T. Maston avait vu ou cru voir, ne
pouvait être le boulet de la Columbiad. 2° Erreurs de théorie sur
le sort réservé audit projectile, car en faire un satellite de la
Lune, c’était se mettre en contradiction absolue avec les lois de
la mécanique rationnelle.
Une seule hypothèse des observateurs de Long’s-Peak pouvait se
réaliser, celle qui prévoyait le cas où les voyageurs – s’ils
existaient encore –, combineraient leurs efforts avec l’attraction
lunaire de manière à atteindre la surface du disque.
Or, ces hommes, aussi intelligents que hardis, avaient survécu
au terrible contrecoup du départ, et c’est leur voyage dans le
boulet-wagon qui va être raconté jusque dans ses plus dramatiques
comme dans ses plus singuliers détails. Ce récit détruira beaucoup
d’illusions et de prévisions ; mais il donnera une juste idée
des péripéties réservées à une pareille entreprise, et il mettra en
relief les instincts scientifiques de Barbicane, les ressources de
l’industrieux Nicholl et l’humoristique audace de Michel Ardan.
En outre, il prouvera que leur digne ami, J. -T. Maston, perdait
son temps, lorsque, penché sur le gigantesque télescope, il
observait la marche de la Lune à travers les espaces
stellaires.
Chapitre 1
De dix heures vingt a dix heures quarante-sept minutes du soir
Quand dix heures sonnèrent, Michel Ardan, Barbicane et Nicholl
firent leurs adieux aux nombreux amis qu’ils laissaient sur terre.
Les deux chiens, destinés à acclimater la race canine sur les
continents lunaires, étaient déjà emprisonnés dans le projectile.
Les trois voyageurs s’approchèrent de l’orifice de l’énorme tube de
fonte, et une grue volante les descendit jusqu’au chapeau conique
du boulet.
Là, une ouverture, ménagée à cet effet, leur donna accès dans le
wagon d’aluminium. Les palans de la grue étant halés à l’extérieur,
la gueule de la Columbiad fut instantanément dégagée de ses
derniers échafaudages.
Nicholl, une fois introduit avec ses compagnons dans le
projectile, s’occupa d’en fermer l’ouverture au moyen d’une forte
plaque maintenue intérieurement par de puissantes vis de pression.
D’autres plaques, solidement adaptées, recouvraient les verres
lenticulaires des hublots. Les voyageurs, hermétiquement clos dans
leur prison de métal, étaient plongés au milieu d’une obscurité
profonde.
« Et maintenant, mes chers compagnons, dit Michel Ardan, faisons
comme chez nous. Je suis homme d’intérieur, moi, et très fort sur
l’article ménage. Il s’agit de tirer le meilleur parti possible de
notre nouveau logement et d’y trouver nos aises. Et d’abord,
tâchons d’y voir un peu plus clair.
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