– Comment prouver son identité ? Certes, il y avait mille circonstances intimes, mille détails mystérieux inconnus de toute autre personne, qui, rappelés à Prascovie, lui feraient reconnaître l’âme de son mari sous ce déguisement ; mais que vaudrait cette conviction isolée, au cas où il l’obtiendrait, contre l’unanimité de l’opinion ? Il était bien réellement et bien absolument dépossédé de son moi. Autre anxiété : sa transformation se bornait-elle au changement extérieur de la taille et des traits, ou habitait-il en réalité le corps d’un autre ? En ce cas, qu’avait-on fait du sien ? Un puits de chaux l’avait-il consumé ou était-il devenu la propriété d’un hardi voleur ? Le double aperçu à l’hôtel Labinski pouvait être un spectre, une vision, mais aussi un être physique, vivant, installé dans cette peau que lui aurait dérobée, avec une habileté infernale, ce médecin à figure de fakir.
Une idée affreuse lui mordit le cœur de ses crochets de vipère : « Mais ce comte de Labinski fictif, pétri dans ma forme par les mains du démon, ce vampire qui habite maintenant mon hôtel, à qui mes valets obéissent contre moi, peut-être à cette heure met-il son pied fourchu sur le seuil de cette chambre où je n’ai jamais pénétré que le cœur ému comme le premier soir, et Prascovie lui sourit-elle doucement et penche-t-elle avec une rougeur divine sa tête charmante sur cette épaule parafée de la griffe du diable, prenant pour moi cette larve menteuse, ce brucolaque, cette empouse, ce hideux fils de la nuit et de l’enfer. Si je courais à l’hôtel, si j’y mettais le feu pour crier, dans les flammes, à Prascovie : On te trompe, ce n’est pas Olaf ton bien-aimé que tu tiens sur ton cœur ! Tu vas commettre innocemment un crime abominable et dont mon âme désespérée se souviendra encore quand les éternités se seront fatigué les mains à retourner leurs sabliers ! »
Des vagues enflammées affluaient au cerveau du comte, il poussait des cris de rage inarticulés, se mordait les poings, tournait dans la chambre comme une bête fauve. La folie allait submerger l’obscure conscience qu’il lui restait de lui-même ; il courut à la toilette d’Octave, remplit une cuvette d’eau et y plongea sa tête, qui sortit fumante de ce bain glacé.
Le sang-froid lui revint. Il se dit que le temps du magisme et de la sorcellerie était passé ; que la mort seule déliait l’âme du corps ; qu’on n’escamotait pas de la sorte, au milieu de Paris, un comte polonais accrédité de plusieurs millions chez Rothschild, allié aux plus grandes familles, mari aimé d’une femme à la mode, décoré de l’ordre de Saint-André de première classe, et que tout cela n’était sans doute qu’une plaisanterie d’assez mauvais goût de M. Balthazar Cherbonneau, qui s’expliquerait le plus naturellement du monde, comme les épouvantails des romans d’Anne Radcliffe.
Comme il était brisé de fatigue, il se jeta sur le lit d’Octave et s’endormit d’un sommeil lourd, opaque, semblable à la mort, qui durait encore lorsque Jean, croyant son maître éveillé, vint poser sur la table les lettres et les journaux.
VIII
Le comte ouvrit les yeux et promena autour de lui un regard investigateur ; il vit une chambre à coucher confortable, mais simple ; un tapis ocellé, imitant la peau de léopard, couvrait le plancher ; des rideaux de tapisserie, que Jean venait d’entre ouvrir, pendaient aux fenêtres et masquaient les portes ; les murs étaient tendus d’un papier velouté vert uni, simulant le drap. Une pendule formée d’un bloc de marbre noir, au cadran de platine, surmontée de la statuette en argent oxydé de la Diande de Gabies, réduite par Barbedienne, et accompagnée de deux coupes antiques, aussi en argent, décorait la cheminée en marbre blanc à veines bleuâtres ; le miroir de Venise où le comte avait découvert la veille qu’il ne possédait plus sa figure habituelle, et un portrait de femme âgée, peint par Flandrin, sans doute celui de la mère d’Octave, étaient les seuls ornements de cette pièce, un peu triste et sévère ; un divan, un fauteuil à la Voltaire placé près de la cheminée, une table à tiroirs, couverte de papiers et de livres, composaient un ameublement commode, mais qui ne rappelait en rien les somptuosités de l’hôtel Labinski.
« Monsieur se lève-t-il ? » dit Jean de cette voix ménagée qu’il s’était faite pendant la maladie d’Octave, et en présentant au comte la chemise de couleur, le pantalon de flanelle à pied et la gandoura d’Alger, vêtements du matin de son maître. Quoiqu’il répugnât au comte de mettre les habits d’un étranger, à moins de rester nu il lui fallait accepter ceux que lui présentait Jean, et il posa ses pieds sur la peau d’ours soyeuse et noire qui servait de descente de lit.
Sa toilette fut bientôt achevée, et Jean, sans paraître concevoir le moindre doute sur l’identité du faux Octave de Saville qu’il aidait à s’habiller, lui dit : « À quelle heure monsieur désire-t-il déjeuner ?
— À l’heure ordinaire », répondit le comte, qui, afin de ne pas éprouver d’empêchement dans les démarches qu’il comptait faire pour recouvrer sa personnalité, avait résolu d’accepter extérieurement son incompréhensible transformation.
Jean se retira, et Olaf-de Saville ouvrit les deux lettres qui avaient été apportées avec les journaux, espérant y trouver quelques renseignements ; la première contenait des reproches amicaux, et se plaignait de bonnes relations de camaraderie interrompues sans motif ; un nom inconnu pour lui la signait. La seconde était du notaire d’Octave, et le pressait de venir toucher un quartier de rente échu depuis longtemps, ou du moins d’assigner un emploi à ces capitaux qui restaient improductifs.
« Ah çà, il paraît, se dit le comte, que l’Octave de Saville dont j’occupe la peau bien contre mon gré existe réellement ; ce n’est point un être fantastique, un personnage d’Achim d’Arnim ou de Clément Brentano : il a un appartement, des amis, un notaire, des rentes à émarger, tout ce qui constitue l’état civil d’un gentleman. Il me semble bien cependant que je suis le comte Olaf Labinski. »
Un coup d’œil jeté sur le miroir le convainquit que cette opinion ne serait partagée de personne ; à la pure clarté du jour, aux douteuses lueurs des bougies, le reflet était identique.
En continuant la visite domiciliaire, il ouvrit les tiroirs de la table : dans l’un il trouva des titres de propriété, deux billets de mille francs et cinquante louis, qu’il s’appropria sans scrupule pour les besoins de la campagne qu’il allait commencer, et dans l’autre un portefeuille en cuir de Russie fermé par une serrure à secret.
Jean entra, en annonçant M. Alfred Humbert, qui s’élança dans la chambre avec la familiarité d’un ancien ami, sans attendre que le domestique vînt lui rendre la réponse du maître.
« Bonjour, Octave, dit le nouveau venu, beau jeune homme à l’air cordial et franc ; que fais-tu, que deviens-tu, es-tu mort ou vivant ? On ne te voit nulle part ; on t’écrit, tu ne réponds pas. – Je devrais te bouder, mais, ma foi, je n’ai pas d’amour-propre en affection, et je viens te serrer la main. – Que diable ! on ne peut pas laisser mourir de mélancolie son camarade de collège au fond de cet appartement lugubre comme la cellule de Charles-Quint au monastère de Yuste. Tu te figures que tu es malade, tu t’ennuies, voilà tout ; mais je te forcerai à te distraire, et je vais t’emmener d’autorité à un joyeux déjeuner où Gustave Raimbaud enterre sa liberté de garçon. »
En débitant cette tirade d’un ton moitié fâché, moitié comique, il secouait vigoureusement à la manière anglaise la main du comte qu’il avait prise.
« Non, répondit le mari de Prascovie, entrant dans l’esprit de son rôle, je suis plus souffrant aujourd’hui que d’ordinaire ; je ne me sens pas en train ; je vous attristerais et vous gênerais.
— En effet, tu es bien pâle et tu as l’air fatigué ; à une occasion meilleure ! Je me sauve, car je suis en retard de trois douzaines d’huîtres vertes et d’une bouteille de vin de Sauternes, dit Alfred en se dirigeant vers la porte : Raimbaud sera fâché de ne pas te voir. »
Cette visite augmenta la tristesse du comte. – Jean le prenait pour son maître, Alfred pour son ami. Une dernière épreuve lui manquait. La porte s’ouvrit ; une dame dont les bandeaux étaient entremêlés de fils d’argent, et qui ressemblait d’une manière frappante au portrait suspendu à la muraille, entra dans la chambre, s’assit sur le divan, et dit au comte :
« Comment vas-tu, mon pauvre Octave ? Jean m’a dit que tu étais rentré tard hier, et dans un état de faiblesse alarmante ; ménage-toi bien, mon cher fils, car tu sais combien je t’aime, malgré le chagrin que me cause cette inexplicable tristesse dont tu n’as jamais voulu me confier le secret.
— Ne craignez rien, ma mère, cela n’a rien de grave, répondit Olaf-de Saville ; je suis beaucoup mieux aujourd’hui. »
Madame de Saville, rassurée, se leva et sortit, ne voulant pas gêner son fils, qu’elle savait ne pas aimer à être troublé longtemps dans sa solitude.
« Me voilà bien définitivement Octave de Saville, s’écria le comte lorsque la vieille dame fut partie ; sa mère me reconnaît et ne devine pas une âme étrangère sous l’épiderme de son fils. Je suis donc à jamais peut-être claquemuré dans cette enveloppe ; quelle étrange prison pour un esprit que le corps d’un autre ! Il est dur pourtant de renoncer à être le comte Olaf Labinski, de perdre son blason, sa femme, sa fortune, et de se voir réduit à une chétive existence bourgeoise. Oh ! je la déchirerai, pour en sortir, cette peau de Nessus qui s’attache à mon moi, et je ne la rendrai qu’en pièces à son premier possesseur. Si je retournais à l’hôtel ? Non ! – Je ferais un scandale inutile, et le suisse me jetterait à la porte, car je n’ai plus de vigueur dans cette robe de chambre de malade ; voyons, cherchons, car il faut que je sache un peu la vie de cet Octave de Saville qui est moi maintenant. » Et il essaya d’ouvrir le portefeuille. Le ressort touché par hasard céda, et le comte tira, des poches de cuir, d’abord plusieurs papiers, noircis d’une écriture serrée et fine, ensuite un carré de vélin ; – sur le carré de vélin une main peu habile, mais fidèle, avait dessiné, avec la mémoire du cœur et la ressemblance que n’atteignent pas toujours les grands artistes, un portrait au crayon de la comtesse Prascovie Labinska, qu’il était impossible de ne pas reconnaître du premier coup d’œil.
Le comte demeura stupéfait de cette découverte. À la surprise succéda un furieux mouvement de jalousie ; comment le portrait de la comtesse se trouvait-il dans le portefeuille secret de ce jeune homme inconnu, d’où lui venait-il, qui l’avait fait, qui l’avait donné ? Cette Prascovie si religieusement adorée serait-elle descendue de son ciel d’amour dans une intrigue vulgaire ? Quelle raillerie infernale l’incarnait, lui, le mari, dans le corps de l’amant de cette femme, jusque-là crue si pure ? – Après avoir été l’époux, il allait être le galant ! Sarcastique métamorphose, renversement de position à devenir fou, il pourrait se tromper lui-même, être à la fois Clitandre et George Dandin ! Toutes ces idées bourdonnaient tumultueusement dans son crâne ; il sentait sa raison près de s’échapper, et il fit, pour reprendre un peu de calme, un effort suprême de volonté. Sans écouter Jean qui l’avertissait que le déjeuner était servi, il continua avec une trépidation nerveuse l’examen du portefeuille mystérieux.
Les feuillets composaient une espèce de journal psychologique, abandonné et repris à diverses époques ; en voici quelques fragments, dévorés par le comte avec une curiosité anxieuse :
« Jamais elle ne m’aimera, jamais, jamais ! J’ai lu dans ses yeux si doux ce mot si cruel, que Dante n’en a pas trouvé de plus dur pour l’inscrire sur les portes de bronze de la Cité Dolente : “Perdez tout espoir.” Qu’ai-je fait à Dieu pour être damné vivant ? Demain, après-demain, toujours, ce sera la même chose ! Les astres peuvent entre-croiser leurs orbes, les étoiles en conjonction former des nœuds, rien dans mon sort ne changera. D’un mot, elle a dissipé le rêve ; d’un geste, brisé l’aile à la chimère. Les combinaisons fabuleuses des impossibilités ne m’offrent aucune chance ; les chiffres, rejetés un milliard de fois dans la roue de la fortune, n’en sortiraient pas, – il n’y a pas de numéro gagnant pour moi ! »
« Malheureux que je suis ! je sais que le paradis m’est fermé et je reste stupidement assis au seuil, le dos appuyé à la porte, qui ne doit pas s’ouvrir, et je pleure en silence, sans secousses, sans efforts, comme si mes yeux étaient des sources d’eau vive.
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