Le courage est une cuirasse sans défaut. Le comte Labinski possédait cette valeur folle des races slaves, qui aiment le péril pour le péril, et auxquelles peut s’appliquer encore ce refrain d’un vieux chant scandinave : « Ils tuent, meurent et rient ! »
Avec quelle ivresse s’étaient retrouvés ces deux époux, pour qui le mariage n’était que la passion permise par Dieu et par les hommes, Thomas Moore pourrait seul le dire en style d’Amour des Anges. Il faudrait que chaque goutte d’encre se transformât dans notre plume en goutte de lumière, et que chaque mot s’évaporât sur le papier en jetant une flamme et un parfum comme un grain d’encens. Comment peindre ces deux âmes fondues en une seule et pareilles à deux larmes de rosée qui, glissant sur un pétale de lis, se rencontrent, se mêlent, s’absorbent l’une l’autre et ne font plus qu’une perle unique ? Le bonheur est une chose si rare en ce monde, que l’homme n’a pas songé à inventer des paroles pour le rendre, tandis que le vocabulaire des souffrances morales et physiques remplit d’innombrables colonnes dans le dictionnaire de toutes les langues.
Olaf et Prascovie s’étaient aimés tout enfants ; jamais leur cœur n’avait battu qu’à un seul nom ; ils savaient presque dès le berceau qu’ils s’appartiendraient, et le reste du monde n’existait pas pour eux ; on eût dit que les morceaux de l’androgyne de Platon, qui se cherchent en vain depuis le divorce primitif, s’étaient retrouvés et réunis en eux ; ils formaient cette dualité dans l’unité, qui est l’harmonie complète, et, côte à côte, ils marchaient, ou plutôt ils volaient à travers la vie d’un essor égal, soutenu, planant comme deux colombes que le même désir appelle, pour nous servir de la belle expression de Dante.
Afin que rien ne troublât cette félicité, une fortune immense l’entourait comme d’une atmosphère d’or. Dès que ce couple radieux paraissait, la misère consolée quittait ses haillons, ses larmes se séchaient ; car Olaf et Prascovie avaient le noble égoïsme du bonheur, et ils ne pouvaient souffrir une douleur dans leur rayonnement.
Depuis que le polythéisme a emporté avec lui ces jeunes dieux, ces génies souriants, ces éphèbes célestes aux formes d’une perfection si absolue, d’un rythme si harmonieux, d’un idéal si pur, et que la Grèce antique ne chante plus l’hymne de la beauté en strophes de Paros, l’homme a cruellement abusé de la permission qu’on lui a donnée d’être laid, et, quoique fait à l’image de Dieu, le représente assez mal. Mais le comte Labinski n’avait pas profité de cette licence ; l’ovale un peu allongé de sa figure, son nez mince, d’une coupe hardie et fine, sa lèvre fermement dessinée, qu’accentuait une moustache blonde aiguisée à ses pointes, son menton relevé et frappé d’une fossette, ses yeux noirs, singularité piquante, étrangeté gracieuse, lui donnaient l’air d’un de ces anges guerriers, saint Michel ou Raphaël, qui combattent le démon, revêtus d’armures d’or. Il eût été trop beau sans l’éclair mâle de ses sombres prunelles et la couche hâlée que le soleil d’Asie avait déposée sur ses traits.
Le comte était de taille moyenne, mince, svelte, nerveux, cachant des muscles d’acier sous une apparente délicatesse ; et lorsque, dans quelque bal d’ambassade, il revêtait son costume de magnat, tout chamarré d’or, tout étoilé de diamants, tout brodé de perles, il passait parmi les groupes comme une apparition étincelante, excitant la jalousie des hommes et l’amour des femmes, que Prascovie lui rendait indifférentes. – Nous n’ajoutons pas que le comte possédait les dons de l’esprit comme ceux du corps ; les fées bienveillantes l’avaient doué à son berceau, et la méchante sorcière qui gâte tout s’était montrée de bonne humeur ce jour-là.
Vous comprenez qu’avec un tel rival, Octave de Saville avait peu de chance, et qu’il faisait bien de se laisser tranquillement mourir sur les coussins de son divan, malgré l’espoir qu’essayait de lui remettre au cœur le fantastique docteur Balthazar Cherbonneau. – Oublier Prascovie eût été le seul moyen, mais c’était la chose impossible ; la revoir, à quoi bon ? Octave sentait que la résolution de la jeune femme ne faiblirait jamais dans son implacabilité douce, dans sa froideur compatissante. Il avait peur que ses blessures non cicatrisées ne se rouvrissent et ne saignassent devant celle qui l’avait tué innocemment, et il ne voulait pas l’accuser, la douce meurtrière aimée !
IV
Deux ans s’étaient écoulés depuis le jour où la comtesse Labinska avait arrêté sur les lèvres d’Octave la déclaration d’amour qu’elle ne devait pas entendre ; Octave, tombé du haut de son rêve, s’était éloigné, ayant au foie le bec d’un chagrin noir, et n’avait pas donné de ses nouvelles à Prascovie.
L'unique mot qu’il eût pu lui écrire était le seul défendu. Mais plus d’une fois la pensée de la comtesse effrayée de ce silence s’était reportée avec mélancolie sur son pauvre adorateur : – l’avait-il oubliée ? Dans sa divine absence de coquetterie, elle le souhaitait sans le croire, car l’inextinguible flamme de la passion illuminait les yeux d’Octave, et la comtesse n’avait pu s’y méprendre. L'amour et les dieux se reconnaissent au regard : cette idée traversait comme un petit nuage le limpide azur de son bonheur, et lui inspirait la légère tristesse des anges qui, dans le ciel, se souviennent de la terre ; son âme charmante souffrait de savoir là-bas quelqu’un malheureux à cause d’elle ; mais que peut l’étoile d’or scintillante au haut du firmament pour le pâtre obscur qui lève vers elle des bras éperdus ? Aux temps mythologiques, Phœbé descendit bien des cieux en rayons d’argent sur le sommeil d’Endymion ; mais elle n’était pas mariée à un comte polonais.
Dès son arrivée à Paris, la comtesse Labinska avait envoyé à Octave cette invitation banale que le docteur Balthazar Cherbonneau tournait distraitement entre ses doigts, et en ne le voyant pas venir, quoiqu’elle l’eût voulu, elle s’était dit avec un mouvement de joie involontaire : « Il m’aime toujours ! » C'était cependant une femme d’une angélique pureté et chaste comme la neige du dernier sommet de l’Himalaya.
Mais Dieu lui-même, au fond de son infini, n’a pour se distraire de l’ennui des éternités que le plaisir d’entendre battre pour lui le cœur d’une pauvre petite créature périssable sur un chétif globe, perdu dans l’immensité. Prascovie n’était pas plus sévère que Dieu, et le comte Olaf n’eût pu blâmer cette délicate volupté d’âme.
« Votre récit, que j’ai écouté attentivement, dit le docteur à Octave, me prouve que tout espoir de votre part serait chimérique. Jamais la comtesse ne partagera votre amour.
— Vous voyez bien, monsieur Cherbonneau, que j’avais raison de ne pas chercher à retenir ma vie qui s’en va.
— J’ai dit qu’il n’y avait pas d’espoir avec les moyens ordinaires, continua le docteur ; mais il existe des puissances occultes que méconnaît la science moderne, et dont la tradition s’est conservée dans ces pays étranges nommés barbares par une civilisation ignorante. Là, aux premiers jours du monde, le genre humain, en contact immédiat avec les forces vives de la nature, savait des secrets qu’on croit perdus, et que n’ont point emportés dans leurs migrations les tribus qui, plus tard, ont formé les peuples. Ces secrets furent transmis d’abord d’initié à initié, dans les profondeurs mystérieuses des temples, écrits ensuite en idiomes sacrés incompréhensibles au vulgaire, sculptés en panneaux d’hiéroglyphes le long des parois cryptiques d’Ellora ; vous trouverez encore sur les croupes du mont Mérou, d’où s’échappe le Gange, au bas de l’escalier de marbre blanc de Bénarès la ville sainte, au fond des pagodes en ruines de Ceylan, quelques brahmes centenaires épelant des manuscrits inconnus, quelques yoghis occupés à redire l’ineffable monosyllabe om sans s’apercevoir que les oiseaux du ciel nichent dans leur chevelure ; quelques fakirs dont les épaules portent les cicatrices des crochets de fer de Jaggernat, qui les possèdent ces arcanes perdus et en obtiennent des résultats merveilleux lorsqu’ils daignent s’en servir. – Notre Europe, tout absorbée par les intérêts matériels, ne se doute pas du degré de spiritualisme où sont arrivés les pénitents de l’Inde : des jeûnes absolus, des contemplations effrayantes de fixité, des postures impossibles gardées pendant des années entières, atténuent si bien leurs corps, que vous diriez, à les voir accroupis sous un soleil de plomb, entre des brasiers ardents, laissant leurs ongles grandis leur percer la paume des mains, des momies égyptiennes retirées de leur caisse et ployées en des attitudes de singe ; leur enveloppe humaine n’est plus qu’une chrysalide, que l’âme, papillon immortel, peut quitter ou reprendre à volonté. Tandis que leur maigre dépouille reste là, inerte, horrible à voir, comme une larve nocturne surprise par le jour, leur esprit, libre de tous liens, s’élance, sur les ailes de l’hallucination, à des hauteurs incalculables, dans les mondes surnaturels. Ils ont des visions et des rêves étranges ; ils suivent d’extase en extase les ondulations que font les âges disparus sur l’océan de l’éternité ; ils parcourent l’infini en tous sens, assistent à la création des univers, à la genèse des dieux et à leurs métamorphoses ; la mémoire leur revient des sciences englouties par les cataclysmes plutoniens et diluviens, des rapports oubliés de l’homme et des éléments. Dans cet état bizarre, ils marmottent des mots appartenant à des langues qu’aucun peuple ne parle plus depuis des milliers d’années sur la surface du globe, ils retrouvent le verbe primordial, le verbe qui a fait jaillir la lumière des antiques ténèbres : on les prend pour des fous ; ce sont presque des dieux ! »
Ce préambule singulier surexcitait au dernier point l’attention d’Octave, qui, ne sachant où M. Balthazar Cherbonneau voulait en venir, fixait sur lui des yeux étonnés et pétillants d’interrogations : il ne devinait pas quel rapport pouvaient offrir les pénitents de l’Inde avec son amour pour la comtesse Prascovie Labinska.
Le docteur, devinant la pensée d’Octave, lui fit un signe de main comme pour prévenir ses questions, et lui dit : « Patience, mon cher malade ; vous allez comprendre tout à l’heure que je ne me livre pas à une digression inutile. – Las d’avoir interrogé avec le scalpel, sur le marbre des amphithéâtres, des cadavres qui ne me répondaient pas et ne me laissaient voir que la mort quand je cherchais la vie, je formai le projet – un projet aussi hardi que celui de Prométhée escaladant le ciel pour y ravir le feu d’atteindre et de surprendre l’âme, de l’analyser et de la disséquer pour ainsi dire ; j’abandonnai l’effet pour la cause, et pris en dédain profond la science matérialiste dont le néant m’était prouvé. Agir sur ces formes vagues, sur ces assemblages fortuits de molécules aussitôt dissous, me semblait la fonction d’un empirisme grossier. J’essayai par le magnétisme de relâcher les liens qui enchaînent l’esprit à son enveloppe ; j’eus bientôt dépassé Mesmer, Deslon, Maxwel, Puységur, Deleuze et les plus habiles, dans des expériences vraiment prodigieuses, mais qui ne me contentaient pas encore : catalepsie, somnambulisme, vue à distance, lucidité extatique, je produisis à volonté tous ces effets inexplicables pour la foule, simples et compréhensibles pour moi. – Je remontai plus haut : des ravissements de Cardan et de saint Thomas d’Aquin je passai aux crises nerveuses des Pythies ; je découvris les arcanes des Époptes grecs et des Nebiim hébreux ; je m’initiai rétrospectivement aux mystères de Trophonius et d’Esculape, reconnaissant toujours dans les merveilles qu’on en raconte une concentration ou une expansion de l’âme provoquée soit par le geste, soit par le regard, soit par la parole, soit par la volonté ou tout autre agent inconnu. – Je refis un à un tous les miracles d’Apollonius de Tyane. – Pourtant mon rêve scientifique n’était pas accompli ; l’âme m’échappait toujours ; je la pressentais, je l’entendais, j’avais de l’action sur elle ; j’engourdissais ou j’excitais ses facultés ; mais entre elle et moi il y avait un voile de chair que je ne pouvais écarter sans qu’elle s’envolât ; j’étais comme l’oiseleur qui tient un oiseau sous un filet qu’il n’ose relever, de peur de voir sa proie ailée se perdre dans le ciel.
« Je partis pour l’Inde, espérant trouver le mot de l’énigme dans ce pays de l’antique sagesse. J’appris le sanscrit et le pracrit, les idiomes savants et vulgaires : je pus converser avec les pandits et les brahmes. Je traversai les jungles où rauque le tigre aplati sur ses pattes ; je longeai les étangs sacrés qu’écaille le dos des crocodiles ; je franchis des forêts impénétrables barricadées de lianes, faisant envoler des nuées de chauves-souris et de singes, me trouvant face à face avec l’éléphant au détour du sentier frayé par les bêtes fauves pour arriver à la cabane de quelque yoghi célèbre en communication avec les Mounis, et je m’assis des jours entiers près de lui, partageant sa peau de gazelle, pour noter les vagues incantations que murmurait l’extase sur ses lèvres noires et fendillées. Je saisis de la sorte des mots tout-puissants, des formules évocatrices, des syllabes du Verbe créateur.
« J’étudiai les sculptures symboliques dans les chambres intérieures des pagodes que n’a vues nul œil profane et où une robe de brahme me permettait de pénétrer ; je lus bien des mystères cosmogoniques, bien des légendes de civilisations disparues ; je découvris le sens des emblèmes que tiennent dans leurs mains multiples ces dieux hybrides et touffus comme la nature de l’Inde ; je méditai sur le cercle de Brahma, le lotus de Wishnou, le cobra capello de Shiva, le dieu bleu.
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