Aventures de monsieur Pickwick

Charles Dickens

AVENTURES DE MONSIEUR PICKWICK
 
Tome II

(1837)
 
Traduction par P. Grolier

CHAPITRE PREMIER. – Comment les pickwickiens firent et cultivèrent la connaissance d'une couple d'agréables jeunes gens, appartenant à une des professions libérales ; comment ils folâtrèrent sur la glace ; et comment se termina leur visite.

« Eh bien ! Sam, il gèle toujours ? » dit M. Pickwick à son domestique favori, comme celui-ci entrait dans sa chambre le matin du jour de Noël, pour lui apprêter l'eau chaude nécessaire.

« L'eau du pot à eau n'est plus qu'un masque de glace, monsieur.

– Une rude saison, Sam !

– Beau temps pour ceux qui sont bien vêtus, monsieur, comme disait l'ours blanc en s'exerçant à patiner.

– Je descendrai dans un quart d'heure, Sam, reprit M. Pickwick, en dénouant son bonnet de nuit.

– Très-bien, monsieur, vous trouverez en bas une couple de carabins.

– Une couple de quoi ? s'écria M. Pickwick en s'asseyant sur son lit.

– Une couple de carabins, monsieur.

– Qu'est-ce que c'est qu'un carabin ? demanda M. Pickwick, incertain si c'était un animal vivant ou quelque comestible.

– Comment ! vous ne savez pas ce que c'est qu'un carabin, monsieur. Mais tout le monde sait que c'est un chirurgien.

– Oh ! un chirurgien ?

– Justement, monsieur. Quoique ça, ceux-là ne sont que des chirurgiens en herbe ; ce sont seulement des apprentis.

– En d'autres termes, ce sont, je suppose, des étudiants en médecine ? »

Sam Weller fit un signe affirmatif.

« J'en suis charmé, dit M. Pickwick, en jetant énergiquement son bonnet sur son couvre-pieds. Ce sont d'aimables jeunes gens, dont le jugement est mûri par l'habitude d'observer et de réfléchir ; dont les goûts sont épurés par l'étude et par la lecture : je serai charmé de les voir.

– Ils fument des cigares au coin du feu dans la cuisine, dit Sam.

– Ah ! fit M. Pickwick en se frottant les mains, justement ce que j'aime : surabondance d'esprits animaux et de socialité.

– Et il y en a un, poursuivit Sam, sans remarquer l'interruption de son maître ; il y en a un qui a ses pieds sur la table, et qui pompe ferme de l'eau-de-vie ; pendant que l'autre qui parait amateur de mollusques, a pris un baril d'huîtres entre ses genoux, il les ouvre à la vapeur, et les avale de même, et avec les coquilles il vise not' jeune popotame qui est endormi dans le coin de la cheminée.

– Excentricités du génie, Sam. Vous pouvez vous retirer. »

Sam se retira, en conséquence, et M. Pickwick, au bout d'un quart d'heure, descendit pour déjeuner.

« Le voici à la fin, s'écria le vieux Wardle. Pickwick, je vous présente le frère de miss Allen, M. Benjamin Allen. Nous l'appelons Ben, et vous pouvez en faire autant, si vous voulez. Ce gentleman est son ami intime, monsieur…

– M. Bob Sawyer, » dit M. Benjamin Allen. Et là-dessus, M. Bob Sawyer et M. Benjamin Allen éclatèrent de rire en duo.

M. Pickwick salua Bob Sawyer, et Bob Sawyer salua M. Pickwick ; après quoi Ben et son ami intime s'occupèrent très-assidûment des comestibles, ce qui donna au philosophe la facilité de les examiner.

M. Benjamin Allen était un jeune homme épais, ramassé, dont les cheveux noirs avaient été taillés trop courts, dont la face blanche était taillée trop longue. Il s'était embelli d'une paire de lunettes, et portait une cravate blanche. Au-dessous de son habit noir, qui était boutonné jusqu'au menton, apparaissait le nombre ordinaire de jambes, revêtues d'un pantalon couleur de poivre, terminé par une paire de bottes imparfaitement cirées. Quoique les manches de son habit fussent courtes, elles ne laissaient voir aucun vestige de manchettes ; et quoique son visage fût assez large pour admettre l'encadrement d'un col de chemise, il n'était orné d'aucun appendice de ce genre. Au total, son costume avait l'air un peu moisi, et il répandait autour de lui une pénétrante odeur de cigares à bon marché.

M. Bob Sawyer, couvert d'un gras vêtement bleu moitié paletot, moitié redingote, d'un large pantalon écossais, d'un grossier gilet à doubles revers, avait cet air de prétention mal propre, cette tournure fanfaronne, particulière aux jeunes gentlemen qui fument dans la rue durant le jour, y chantent et y crient durant la nuit, appellent les garçons des tavernes par leur nom de baptême, et accomplissent dans la rue divers autres exploits non moins facétieux ; il portait un gros bâton, orné d'une grosse pomme, se gardait de mettre des gants, et ressemblait en somme à un Robinson Crusoé, tombé dans la débauche.

Telles étaient les deux notabilités auxquelles M. Pickwick fut présenté, dans la matinée du jour de Noël.

« Superbe matinée, messieurs, » dit-il. M. Bob Sawyer fit un léger signe d'assentiment à cette proposition, et demanda la moutarde à M. Benjamin Allen.

– Êtes-vous venus de loin ce matin, messieurs ? poursuivit M. Pickwick.

– De l'auberge du Lion-Bleu, à Muggleton, répondit brièvement M. Allen.

– Vous auriez dû arriver hier au soir, continua M. Pickwick.

– Et c'est ce que nous aurions fait, répliqua Bob Sawyer, mais l'eau-de-vie du Lion-Bleu était trop bonne pour la quitter si vite ; pas vrai, Ben ?

– Certainement, répondit celui-ci, et les cigares n'étaient pas mauvais, ni les côtelettes de porc frais non plus, hein Bob ?

– Assurément, repartit Bob ; » et les amis intimes recommencèrent plus vigoureusement leur attaque sur le déjeuner, comme si le souvenir du souper de la veille leur avait donné un nouvel appétit.

« Mastique, Bob, dit Allen à son compagnon, d'un air encourageant.

– C'est ce que je fais, répondit M. Bob ; et, pour lui rendre justice, il faut convenir qu'il s'en acquittait joliment.

– Vive la dissection pour donner de l'appétit, reprit M. Bob Sawyer, en regardant autour de la table. »

M. Pickwick frissonna légèrement.

« À propos, Bob, dit M. Allen, avez-vous fini cette jambe ?

– À peu près, répondit M. Sawyer, en s'administrant la moitié d'une volaille. Elle est fort musculeuse pour une jambe d'enfant.

– Vraiment ? dit négligemment M. Allen.

– Mais oui, répliqua Bob Sawyer, la bouche pleine.

– Je me suis inscrit pour un bras à notre école, reprit M. Allen. Nous nous cotisons pour un sujet, et la liste est presque pleine ; mais nous ne trouvons pas d'amateur pour la tête. Vous devriez bien la prendre.

– Merci, repartit Bob Sawyer ; c'est trop de luxe pour moi.

– Bah ! bah !

– Impossible ! une cervelle, je ne dis pas… Mais une tête tout entière, c'est au-dessus de mes moyens.

– Chut ! chut ! messieurs ! s'écria M. Pickwick ; j'entends les dames. »

M. Pickwick parlait encore lorsque les dames rentrèrent de leur promenade matinale. Elles avaient été galamment escortées par MM. Snodgrass, Winkle et Tupman.

« Comment, c'est toi, Ben ? dit Arabelle, d'un ton qui exprimait plus de surprise que de plaisir, à la vue de son frère.

– Je te ramène demain à la maison, Arabelle, répondit Benjamin. »

M. Winkle devint pâle.

« Tu ne vois donc pas Bob Sawyer ? » poursuivit l'étudiant, d'un ton de reproche.

Arabelle tendit gracieusement la main ; et, comme M. Sawyer la serrait d'une manière visible, M. Winkle sentit dans son cœur un frémissement de haine.

« Mon cher Ben, dit Arabelle en rougissant, as-tu… as-tu été présenté à M. Winkle ?

– Non, mais ce sera avec plaisir, » répondit son frère gravement ; puis il salua d'un air roide M. Winkle, tandis que celui-ci et M. Bob Sawyer se dévisageaient du coin de l'œil avec une méfiance mutuelle.

L'arrivée de deux nouveaux visages, et la contrainte qui en résultait pour Arabelle et pour M. Winkle, auraient, suivant toute apparence, modifié d'une manière déplaisante l'entrain de la compagnie, si l'amabilité de M. Pickwick et la bonne humeur de leur hôte ne s'étaient pas déployées au plus haut degré pour le bonheur commun. M. Winkle s'insinua graduellement dans les bonnes grâces de M. Benjamin Allen, et entama même une conversation amicale avec M. Bob Sawyer, qui, grâce à l'eau-de-vie, au déjeuner et à la causerie, se trouvait dans une situation d'esprit des plus facétieuses. Il raconta avec beaucoup de verve comment il avait enlevé une tumeur sur la tête d'un vieux gentleman, illustrant cette agréable anecdote en faisant, avec son couteau, des incisions sur un pain d'une demi-livre, à la grande édification de son auditoire.

Après le déjeuner, on se rendit à l'église, où M. Benjamin Allen s'endormit profondément, tandis que M. Bob Sawyer détachait ses pensées des choses terrestres par un ingénieux procédé, qui consistait à graver son nom sur le devant de son banc en lettres corpulentes de quatre pouces de hauteur environ.

Après un goûter substantiel, arrosé de forte bière et de cerises à l'eau-de-vie, le vieux Wardle dit à ses hôtes :

« Que pensez-vous d'une heure passée sur la glace ? Nous avons du temps à revendre.

– Admirable ! s'écria Benjamin Allen.

– Fameux ! acclama Bob Sawyer.

– Winkle ! reprit M. Wardle. Vous patinez, nécessairement ?

– Eh !… oui, oh ! oui, répliqua M. Winkle. Mais… mais je suis un peu rouillé.

– Oh ! monsieur Winkle, dit Arabelle, patinez, je vous en prie ; j'aime tant à voir patiner !

– C'est si gracieux ! » continua une autre jeune demoiselle.

Une troisième jeune demoiselle ajouta que c'était élégant ; une quatrième, que c'était aérien.

« J'en serais enchanté, répliqua M. Winkle en rougissant ; mais je n'ai pas de patins. »

Cette objection fut aisément surmontée : M. Trundle avait deux paires de patins, et le gros joufflu annonça qu'il y en avait en bas une demi-douzaine d'autres. En apprenant cette bonne nouvelle, M. Winkle déclara qu'il était ravi ; mais, en disant cela, il avait l'air parfaitement misérable.

M. Wardle conduisit donc ses hôtes vers une large nappe de glace. Sam Weller et le gros joufflu balayèrent la neige qui était tombée la nuit précédente, et M. Bob Sawyer ajusta ses patins avec une dextérité qui, aux yeux de M. Winkle, était absolument merveilleuse. Ensuite il se mit à tracer des cercles, à écrire des huit, à inscrire sur la glace, sans s'arrêter un seul instant, une collection d'agréables emblèmes, à l'excessive satisfaction de M. Pickwick, de M. Tupman et de toutes les dames. Mais ce fut bien mieux encore, ce fut un véritable enthousiasme, quand le vieux Wardle et Benjamin Allen, assistés par ledit Bob, accomplirent nombre de figures et d'évolutions mystiques.

Pendant tout ce temps, M. Winkle, dont le visage et les mains étaient bleus de froid, s'occupait à mettre ses patins avec la pointe par derrière et à emmêler les courroies de la manière la plus compliquée. Il avait été aidé dans cette opération par M. Snodgrass, qui se connaissait en patins à peu près aussi bien qu'un Hindou ; néanmoins, grâce à l'assistance de Sam, les malheureux patins furent serrés assez solidement pour engourdir les pieds du patient, et il fut enfin levé sur ses jambes.

« Voilà, monsieur, lui dit Sam, d'un ton encourageant ; en route, à cette heure, et montrez-leur comme il faut s'y prendre.

– Attendez, attendez ! cria M. Winkle, qui tremblait violemment et qui avait saisi Sam avec la vigueur convulsive d'un noyé. Comme c'est glissant, Sam !

– La glace est presque toujours comme ça.