Le bœuf n'offrit guère plus de ressources, car il n'était pas assez cuit, et l'on en pouvait dire autant du jambon, quoiqu'il fût de la boutique allemande du coin de la rue. En revanche l'on possédait abondance de porter dans un broc d'étain, et il y avait assez de fromage pour contenter tout le monde, car il était très-fort. Au total le souper fut aussi bon qu'il l'est en général dans une réunion de ce genre.
Après souper, un autre bol de punch fut placé sur la table, avec un paquet de cigares et deux bouteilles d'eau-de-vie. Mais alors il y eut une pause pénible, occasionnée par une circonstance fort commune en pareille occasion et qui pourtant n'en est pas moins embarrassante.
Le fait est que la fille était occupée à laver les verres. L'établissement s'enorgueillissait d'en posséder quatre ; ce que nous ne rapportons nullement comme étant injurieux à Mme Raddle, car il n'y a jamais eu, jusqu'à présent, d'appartement garni où l'on ne fût pas à court de verres. Ceux de l'hôtesse étaient des petits gobelets, étroits et minces ; ceux qu'on avait empruntés à l'auberge voisine étaient de grands vases soufflés, hydropiques, portés, chacun, sur un gros pied goutteux. Ceci, de soi, aurait été suffisant pour avertir la compagnie de l'état réel des affaires ; mais la jeune servante factotum, pour empêcher la possibilité du doute à cet égard, s'était emparée violemment de tous les verres, longtemps avant que la bière fût finie, en déclarant hautement, malgré les clins d'œil et les interruptions de l'amphitryon, qu'elle allait les porter en bas pour les rincer.
C'est, dit le proverbe, un bien mauvais vent que celui qui ne souffle rien de bon pour personne. L'homme maniéré, aux bottines d'étoffe, s'était inutilement efforcé d'accoucher d'une plaisanterie durant la partie. Il remarqua l'occasion et la saisit aux cheveux. À l'instant où les verres disparurent, il commença une longue histoire, au sujet d'une réponse singulièrement heureuse, faite par un grand personnage politique, dont il avait oublié le nom, à un autre individu également noble et illustre, dont il n'avait jamais pu vérifier l'identité. Il s'étendit soigneusement et avec détail sur diverses circonstances accessoires, mais il ne put jamais venir à bout, dans ce moment, de se rappeler la réponse même, quoiqu'il eût l'habitude de raconter cette anecdote, avec grand succès, depuis dix années.
« Voilà qui est drôle ! s'écria l'homme maniéré, est-ce extraordinaire d'oublier ainsi !
– J'en suis fâché, dit Bob, en regardant avec anxiété vers la porte, car il croyait avoir entendu un froissement de verres, j'en suis très-fâché !
– Et moi aussi, répliqua le narrateur, parce que je suis sûr que cela vous aurait bien amusé. Mais ne vous chagrinez pas, d'ici à une demi-heure, ou environ, j'espère bien parvenir à m'en souvenir. »
L'homme maniéré en était là, lorsque les verres revinrent ; et M. Bob Sawyer qui jusqu'alors était resté comme absorbé lui dit en souriant gracieusement, qu'il serait enchanté d'entendre la fin de son histoire, et que, telle qu'elle était, c'était la meilleure qu'il eût jamais ouï raconter.
En effet, la vue des verres avait replacé notre ami Bob dans un état d'équanimité qu'il n'avait pas connu depuis son entrevue avec l'hôtesse. Son visage s'était éclairci, et il commençait à se sentir tout à fait à son aise.
« Maintenant, Betsy, dit-il avec une grande suavité, en dispersant le petit rassemblement de verres que la jeune fille avait concentré au milieu de la table ; maintenant, Betsy de l'eau chaude, et dépêchez-vous, comme une brave fille. »
– Vous ne pouvez pas avoir d'eau chaude, répliqua Betsy.
– Pas d'eau chaude ! s'écria Bob.
– Non, reprit la servante avec un hochement de tête plus négatif que n'aurait pu l'être le langage le plus verbeux, madame a dit que vous n'en auriez point. »
La surprise qui se peignait sur le visage des invités inspira un nouveau courage à l'amphitryon.
« Apportez de l'eau chaude sur-le-champ, sur-le-champ ! dit-il avec le calme du désespoir.
– Mais je ne peux pas ! Mme Raddle a éteint le feu et enfermé la bouilloire avant d'aller se coucher.
– Oh ! c'est égal, c'est égal, ne vous tourmentez pas pour si peu, dit M. Pickwick, en remarquant le tumulte des passions qui agitaient la physionomie de Bob Sawyer, de l'eau froide sera tout aussi bonne.
– Oui, certainement, ajouta Benjamin Allen.
– Mon hôtesse est sujette à de légères attaques de dérangement mental, dit Bob avec un sourire glacé. Je crains d'être obligé de lui donner congé.
– Non, non, fit Benjamin.
– Je crains d'y être obligé, poursuivit Bob, avec une fermeté héroïque. Je lui payerai ce que je lui dois, et je lui donnerai congé ce matin. »
Pauvre garçon ! avec quelle dévotion il souhaitait de pouvoir le faire !
Les lamentables efforts de Bob pour se relever de ce dernier coup, communiquèrent leur influence décourageante à la compagnie. La plupart de ses hôtes, pour ranimer leurs esprits, s'attachèrent avec un surcroît de cordialité au grog froid, dont les premiers effets se firent sentir par un renouvellement d'hostilités entre le jeune homme scorbutique et le propriétaire de la chemise pleine d'espoir. Les belligérants signalèrent pendant quelque temps leur mépris mutuel par une variété de froncements de sourcil et de reniflements ; mais à la fin, le jeune scorbutique sentit qu'il était nécessaire de provoquer un éclaircissement. On va voir comment il s'y prit pour cela.
« Sawyer, dit-il d'une voix retentissante.
– Eh bien, Noddy, répondit l'amphitryon.
– Je serais très-fâché, Sawyer, d'occasionner le moindre désagrément à la table d'un ami, et surtout à la vôtre, mon cher ; mais je me crois obligé de saisir cette occasion d'informer M. Gunter qu'il n'est pas un gentleman.
– Et moi, Sawyer, reprit M. Gunter, je serais très-fâché d'occasionner le moindre vacarme dans la rue que vous habitez, mais j'ai peur d'être obligé d'alarmer les voisins, en jetant par la fenêtre la personne qui vient de parler.
– Qu'est-ce que vous entendez par là, monsieur, demanda M. Noddy ?
– J'entends ce que j'ai dit, monsieur.
– Je voudrais bien voir cela, monsieur !
– Vous allez le sentir dans une minute, monsieur.
– Je vous serai obligé de me donner votre carte, monsieur.
– Je n'en ferai rien, monsieur.
– Pourquoi pas, monsieur ?
– Parce que vous la placeriez à votre glace, pour faire croire que vous avez reçu la visite d'un gentleman.
– Monsieur, un de mes amis ira vous parler demain matin.
– Je vous suis très-obligé de m'en prévenir, monsieur ; j'aurai soin de dire au domestique d'enfermer l'argenterie. »
En cet endroit du dialogue, les assistants s'interposèrent et représentèrent aux deux parties l'inconvenance de leur conduite. En conséquence, M. Noddy déclara que son père était aussi respectable que le père de M. Gunter. À quoi M. Gunter rétorqua que son père était tout aussi respectable que le père de M. Noddy, et que, tous les jours de la semaine, le fils de son père valait bien M. Noddy. Comme cette déclaration semblait préluder au renouvellement de la dispute, il y eut une autre intervention de la part de la compagnie ; il s'en suivit une vaste quantité de paroles et de cris, pendant lesquels M. Noddy se laissa vaincre graduellement par son émotion, et protesta qu'il avait toujours professé pour M. Gunter un attachement et un dévouement sans bornes. À cela, M. Gunter répliqua, qu'au total, il préférait peut-être M. Noddy à son propre frère. En entendant cette déclaration, M. Noddy se leva avec magnanimité, et tendit la main à M. Gunter ; M. Gunter la secoua avec une ferveur touchante, et chacun convint que toute cette discussion avait été conduite d'une manière grandement honorable pour les deux parties belligérantes.
« Maintenant, Bob, pour vous remettre à flot, dit M. Jack Hopkins, je ne demande pas mieux que de chanter une chanson. » Cette proposition ayant été accueillie par des applaudissements tumultueux, Hopkins se plongea immédiatement dans God save the King, qu'il chanta de toutes ses forces sur un nouvel air composé de la Baie de Biscaye et de Une grenouille volait. Le refrain était l'essence de la chanson, et comme chaque gentleman le chantait en chœur, sur l'air qu'il savait le mieux, l'effet en était réellement saisissant.
À la fin du chœur du premier couplet, M. Pickwick leva la main pour réclamer l'attention des assistants, et dit, aussitôt que la tranquillité fut rétablie :
« Chut ! je vous demande pardon, mais il me semble que j'entends appeler là-haut. »
Un profond silence se fit, et l'on remarqua que M. Bob Sawyer pâlissait.
« Je crois que j'entends encore le même bruit, poursuivit M. Pickwick. Ayez la bonté d'ouvrir la porte. »
À peine la porte fut-elle ouverte que toute espèce de doute se trouva dissipé.
« M. Sawyer ! M. Sawyer ! criait une voix au second étage.
– C'est mon hôtesse, dit Bob en regardant ses invités avec angoisse. Oui, Mme Raddle.
– Qu'est-ce que cela signifie, M. Sawyer ? répéta la voix avec une aigre rapidité. C'est donc pas assez de m'escroquer mon loyer et l'argent que j'ai payé pour vous de ma poche, et de me faire insulter par vos amis, qui ont le front de s'appeler des hommes, il faut encore que vous fassiez un sabbat capable d'attirer les pompiers et de faire tomber la maison par les fenêtres, et ça à deux heures du matin. Renvoyez-moi ces gens-là !
– Vous devriez mourir de honte, ajouta la voix de M. Raddle, laquelle paraissait sortir de dessous quelques couvertures lointaines.
– Mourir de honte, certainement, répéta sa douce moitié. Mais vous, poule mouillée que vous êtes, pourquoi n'allez vous pas les rouler en bas des escaliers ? Voilà ce que vous feriez si vous étiez un homme.
– Voilà ce que je ferais, si j'étais une douzaine d'hommes, ma chère, répliqua pacifiquement le mari. Dans ce moment ici, ils ont un peu trop l'avantage du nombre sur moi.
– Hou ! le poltron, rétorqua Mme Raddle avec un mépris suprême.
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