M. Bob Sawyer avait acheté lui-même les spiritueux dans un caveau de High-street, et avait précédé jusqu'à son domicile celui qui les portait, pour empêcher la possibilité d'une erreur. Le punch était déjà préparé dans une casserole de cuivre. Une petite table, couverte d'une vieille serge verte, avait été amenée du parloir pour jouer aux cartes, et les verres de l'établissement, avec ceux qu'on avait empruntés à la taverne voisine, garnissaient un plateau, sur le carré.
Nonobstant la nature singulièrement satisfaisante de tous ces arrangements, un nuage obscurcissait la physionomie de M. Bob Sawyer. Assis à côté de lui, Ben Allen regardait attentivement les charbons avec une expression de sympathie qui vibra mélancoliquement dans sa voix lorsqu'il se prit à dire, après un long silence :
« C'est damnant qu'elle ait tourné à l'aigre justement aujourd'hui ! Elle aurait bien dû attendre jusqu'à demain.
– C'est pure méchanceté, pure méchanceté ! rétorqua M. Bob Sawyer avec véhémence. Elle dit que, si j'ai assez d'argent pour donner une soirée, je dois en avoir assez pour payer son petit mémoire.
– Depuis combien de temps court-il ? demanda M. Ben Allen (par parenthèse un mémoire est l'engin locomotif le plus extraordinaire que le génie de l'homme ait jamais inventé : une fois en mouvement, il continue à courir de soi-même, sans jamais s'arrêter, durant la vie la plus longue).
– Il n'y a guère que trois ou quatre mois », répliqua l'autre.
Ben Allen toussa d'un air désespéré en contemplant fixement les barres de la grille. À la fin, il ajouta :
« Ça sera diablement désagréable si elle se met dans la tête de faire son sabbat quand les amis seront arrivés, hein ?
– Horrible ! murmura Bob Sawyer, horrible ! »
En ce moment un léger coup se fit entendre à la porte. M. Bob Sawyer jeta un regard expressif à son ami ; et, lorsqu'il eut dit : « Entrez ! » on vit apparaître dans l'ouverture de la porte la tête mal peignée d'une servante, dont l'apparence aurait fait peu d'honneur à la fille d'un balayeur retraité.
« Sauf votre respect, monsieur Sawyer, Mme Raddle désire vous parler. »
M. Bob Sawyer n'avait pas encore médité sa réponse, lorsque la jeune fille disparut subitement, comme quelqu'un qui est violemment tiré par derrière, et en même temps un autre coup fut frappé à la porte, un coup sec et décidé, qui semblait dire : me voici ; c'est moi.
M. Bob Sawyer regarda son ami avec un air de mortelle appréhension, et cria de nouveau : « Entrez. »
La permission n'était nullement nécessaire, car, avant qu'elle fût articulée, une petite femme, pâle et tremblante de colère, s'était élancée dans la chambre.
« M. Sawyer, dit-elle en s'efforçant de paraître calme, voulez-vous avoir la bonté de régler mon petit mémoire ? Je vous serai bien obligée, parce que j'ai mon loyer à payer ce soir, et que mon propriétaire est en bas qui attend. »
Ici la petite femme se frotta les mains et fixa fièrement ses regards sur la muraille, par-dessus la tête de M. Bob Sawyer.
« Je suis excessivement fâché de vous incommoder, madame Raddle, répondit Bob avec déférence, mais…
– Oh ! cela ne m'incommode pas, interrompit la petite femme, d'une voix aigre. Je n'en avais pas absolument besoin avant le jour d'aujourd'hui ; mais, comme cet argent-là va directement dans la poche du propriétaire, autant valait que vous le gardassiez pour moi. Vous me l'avez promis pour aujourd'hui, monsieur Sawyer, et tous les gentlemen qui ont vécu ici ont toujours tenu leur parole, comme doit le faire nécessairement quiconque est véritablement un gentleman. »
Ayant ainsi parlé, mistress Raddle secoua sa tête, mordit ses lèvres, se frotta les mains encore plus fort, et regarda le mur plus fixement que jamais. Il était clair que la vapeur s'amassait, comme le dit plus tard M. Bob lui-même, dans un style d'allégorie orientale.
« Je suis bien fâché, madame Raddle, répondit-il avec toute l'humilité imaginable ; mais le fait est que j'ai été désappointé dans la cité aujourd'hui. »
C'est un endroit bien extraordinaire que cette cité ; nous connaissons un nombre étonnant de gens qui y sont journellement désappointés.
« Eh bien ! monsieur Sawyer, dit mistress Raddle en se plantant solidement sur une des rosaces du tapis de Kidderminster, qu'est-ce que cela me fait à moi ?
– Je… je suis certain, madame Raddle, répondit Bob en éludant la dernière question ; je suis certain qu'avant le milieu de la semaine prochaine nous pourrons tout ajuster, et qu'ensuite nous marcherons plus régulièrement. »
C'était là tout ce que voulait Mme Raddle. Elle avait escaladé l'appartement de l'infortuné Bob avec tant d'envie de faire une scène, qu'elle aurait été probablement contrariée si elle avait reçu son argent. En effet, elle était singulièrement bien disposée pour une récréation de ce genre, car elle venait d'échanger, dans la cuisine, avec M. Raddle, quelques compliments préparatoires.
« Supposez-vous, monsieur Sawyer, s'écria-t-elle en élevant la voix pour l'édification des voisins, supposez-vous que je garderai éternellement dans ma maison un individu qui ne pense jamais à payer son loyer, et qui ne donne pas même un rouge liard pour le beurre et pour le sucre de son déjeuner, ni pour le lait qu'on lui achète à la porte ? Supposez-vous qu'une femme honnête et laborieuse, qui a vécu vingt ans dans cette rue (dix ans sur le pavé et neuf ans et neuf mois dans cette maison), n'a rien autre chose à faire que de s'éreinter pour loger et nourrir un tas de paresseux qui sont toujours à fumer, à boire et à flâner, au lieu de travailler pour payer leur mémoire ? Supposez-vous…
– Ma bonne dame, dit M. Ben Allen d'une voix conciliante…
– Ayez la bonté, monsieur, de garder vos observations pour vous-même, dit mistress Raddle en comprimant soudain le rapide torrent de son éloquence, et en s'adressant à l'interrupteur avec une lenteur et une solennité imposante. Je ne pense pas, monsieur, que vous ayez aucun droit de m'adresser votre conversation ? Je ne pense pas vous avoir loué cet appartement ?
– Non, certainement, répondit Benjamin.
– Parfaitement, monsieur, rétorqua mistress Raddle avec une politesse hautaine ; parfaitement, monsieur ; et vous voudrez bien alors vous contenter de briser les bras et les jambes du pauvre monde, dans les hôpitaux, et vous tenir à votre place. Autrement il y aura peut-être ici quelque personne qui vous y fera tenir, monsieur.
– Mais vous êtes une femme si peu raisonnable…, dit Benjamin.
– Je vous demande excuse, jeune homme, s'écria mistress Raddle, que la colère inondait d'une sueur froide. Voulez-vous avoir la bonté de répéter un peu ce mot-là ?
– Madame, répondit Benjamin, qui commençait à devenir inquiet pour son propre compte, je n'attachais pas d'offense à cette expression.
– Je vous demande excuse, jeune homme, reprit mistress Raddle d'un ton encore plus impératif et plus élevé. Qui avez-vous appelé une femme ? Est-ce à moi que vous adressez cette remarque-là, monsieur ?
– Eh ! mon Dieu !… fit Benjamin.
– Je vous demande, oui ou non, si c'est à moi que vous appliquez ce nom-là, monsieur ? interrompit mistress Raddle avec fureur, en ouvrant la porte toute grande.
– Eh !… oui !… parbleu ! confessa le pauvre étudiant.
– Oui, parbleu ! reprit mistress Raddle en reculant graduellement jusqu'à la porte, et en élevant la voix à sa plus haute clef, pour le bénéfice spécial de M. Raddle, qui était dans la cuisine. En effet, chacun sait qu'on peut m'insulter dans ma propre maison, pendant que mon mari roupille en bas, sans faire plus d'attention à moi qu'à un caniche. Il devrait rougir (ici mistress Raddle commença à sangloter) ; il devrait rougir de laisser traiter sa femme comme la dernière des dernières, par des bouchers de chair humaine qui déshonorent le logement (autres sanglots). Le poltron ! le sans cœur ! qui laisse sa femme exposée à toutes sortes d'avanies ! Voyez-vous, le capon ; il a peur de monter pour corriger ces bandits-là ! Il a peur de monter ! Il a peur de monter ! »
Ici mistress Raddle s'arrêta pour écouter si la répétition de ce défi avait réveillé sa meilleure moitié. Voyant qu'elle n'y pouvait réussir, elle commençait à descendre l'escalier en poussant d'innombrables sanglots, lorsqu'un double coup de marteau retentit violemment à la porte de la rue. Elle y répondit par des gémissements qui duraient encore au sixième coup frappé par le visiteur ; puis, à la fin, dans un accès irrésistible d'agonie mentale, elle renversa tous les parapluies et se précipita dans l'arrière-parloir en fermant la porte après elle avec un fracas épouvantable.
« N'est-ce pas ici que demeure M. Sawyer ? demanda M. Pickwick à la servante qui lui ouvrit la porte.
– Au premier, la porte en face de l'escalier, » répondit la jeune fille en rentrant dans la cuisine avec sa chandelle, parfaitement convaincue qu'elle avait fait tout ce qu'exigeaient les circonstances.
M. Snodgrass, qui était entré le dernier, parvint, après bien des efforts, à fermer la porte de la rue ; et les pickwickiens, ayant grimpé l'escalier en trébuchant, furent reçus par Bob, qui n'avait pas osé descendre au-devant d'eux, de peur d'être assailli par Mme Raddle.
« Comment vous portez-vous ? leur dit l'étudiant déconfit, charmé de vous voir. Prenez garde aux verres ! »
Cet avertissement s'adressait à M. Pickwick, qui avait posé son chapeau sur le plateau.
« Pardon ! s'écria celui-ci ; je vous demande pardon.
– Il n'y a pas de mal ; il n'y a pas de mal, reprit l'amphitryon. Je suis un peu à l'étroit ici ; mais il faut en prendre son parti quand on vient voir un garçon. Entrez donc… Vous avez déjà vu ce gentleman, je pense ? »
M. Pickwick secoua la main de M. Benjamin Allen, et ses amis suivirent son exemple. Ils étaient à peine assis lorsqu'on entendit frapper de nouveau un double coup à la porte.
« J'espère que c'est Jack Hopkins, dit Bob. Chut !… Oui, c'est lui. Montez, Jack, montez. »
Des pas lourds retentirent sur l'escalier, et Jack Hopkins se présenta sous un gilet de velours noir, orné de boutons flamboyants. Il portait, en outre, une chemise bleue rayée, surmontée d'un faux-col blanc.
« Vous arrivez bien tard, lui dit Ben.
– J'ai été retenu à l'hôpital.
– Y a-t-il quelque chose de nouveau !
– Non, rien d'extraordinaire. Un assez bon accident, toutefois.
– Qu'est-ce que c'est, monsieur ? demanda M. Pickwick.
– Un homme qui est tombé d'un quatrième étage, voilà tout. Mais c'est un cas superbe.
– Voulez-vous dire que le patient guérira probablement ?
– Non, répondit le nouveau venu d'un air d'indifférence, j'imagine plutôt qu'il en mourra ; mais il y aura une belle opération demain ; quel spectacle magnifique si c'est Slasher qui opère !
– Vous regardez donc M. Slasher comme un bon opérateur ?
– Le meilleur qui existe assurément.
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