Hé! Joe! Joe! ôtez tout cela, et débouchez une autre bouteille, m'entendez-vous?»
Le gros joufflu ouvrit les yeux, avala l'énorme morceau de pâté qu'il était en train de mastiquer lorsqu'il s'était endormi, et tout en exécutant les ordres de son maître, il lorgnait languissamment les débris de la fête, à mesure qu'il les remettait dans la bourriche. La nouvelle bouteille fut débouchée et vidée rapidement: la bourriche fut rattachée à son ancienne place, le gros joufflu remonta sur le siége; les besicles et les lunettes d'approche furent braquées sur nouveaux frais, et les évolutions des soldats recommencèrent. Il y eut encore un grand tapage de canons et de grandes terreurs de femmes; puis on fit jouer une mine à l'immense satisfaction de tout le monde; et quand la mine eut parti, les troupes et les spectateurs suivirent son exemple, et partirent aussi.
A la fin d'une conversation interrompue par les décharges, le vieux gentleman dit à M. Pickwick, en lui secouant la main:
«Souvenez-vous que vous venez tous nous voir demain matin.
—Très-certainement, répliqua M. Pickwick.
—Vous avez l'adresse?
—Manoir-ferme, Dingley-Dell, répondit M. Pickwick en consultant son mémorandum.
—C'est cela; et songez bien que je vous garde au moins une semaine. Je me charge de vous faire voir tout ce qu'il y a de curieux aux environs, et puisque vous voulez étudier la vie champêtre, venez chez moi, je vous en donnerai, en veux-tu, en voilà. Joe! Damné garçon! il est encore à dormir. Joe, aidez Tom à mettre les chevaux.»
Les chevaux furent mis; le cocher monta sur son siége, le gros joufflu grimpa à côté de lui; les adieux furent échangés, et le carrosse roula. Au moment où les pickwickiens se retournèrent pour l'apercevoir encore une fois, le soleil couchant jetait une teinte chaleureuse sur le visage de leur hôte, et faisait ressortir l'attitude somnolente du gros joufflu: il avait laissa tomber sa tête sur sa poitrine, et il était encore à dormir!
CHAPITRE V.
Faisant voir entre autres choses comment M. Pickwick entreprit de conduire une voiture, et M. Winkle de monter un cheval; et comment l'un et l'autre en vinrent à bout.
Le ciel était brillant et calme; l'air semblait embaumé; tous les objets de la création étaient remplis d'un charme inexprimable, et M. Pickwick, appuyé sur le parapet du pont de Rochester, contemplait la nature, et attendait l'heure du déjeuner.
La scène qui se déroulait à ses regards aurait pu charmer un esprit bien moins admirateur des beautés champêtres. A sa gauche s'étendait une antique muraille, éboulée dans beaucoup d'endroits, mais qui, dans d'autres, dominait de sa masse sombre, les rives verdoyantes de la Medway. Des touffes de lierre couronnaient tristement les noirs créneaux, tandis que des festons de plantes marines, suspendues aux pierres dentelées, tremblaient au souffle du vent. Derrière ces ruines s'élevait le vieux château, dont les tours sans toiture, dont les murailles croulantes attestaient encore l'ancienne grandeur, lorsque le bruit des armes ou les chants de fête retentissaient sous ses voûtes splendides. De chaque côté, aussi loin que la vue pouvait s'étendre, on apercevait les bords de la rivière couverts de prairies et de champs de blé, au milieu desquels se détachaient çà et là des moulins et des églises; paysage riche et varié, que rendaient plus admirable encore les ombres errantes des légers nuages qui flottaient dans la lumière du soleil matinal. La Medway, réfléchissant l'azur argenté du ciel, coulait silencieusement en nappes brillantes; et parfois, avec un léger murmure, elle étincelait sous les rames des pêcheurs, qui suivaient lentement le courant, dans leurs bateaux lourds mais pittoresques.
La vue de ce riant tableau avait plongé M. Pickwick dans une agréable rêverie. Il en fut tiré par un profond soupir qu'il entendit auprès de lui, et par un léger coup frappé sur son épaule. Il se retourna et reconnut l'homme lugubre.
«Vous contempliez cette scène? lui dit celui-ci d'une voix grave.
—Oui, monsieur, répliqua M. Pickwick.
—Et vous vous félicitiez d'être levé de si bonne heure?»
M. Pickwick fit un signe d'assentiment.
«Ah! il faut se lever de bonne heure en effet, pour voir le soleil dans sa splendeur, car son éclat dure rarement pendant toute la journée. Le commencement du jour et le matin de la vie ne sont, hélas! que trop semblables!
—Vous avez raison, monsieur.
—On dit souvent, continua l'homme lugubre, on dit souvent: le temps est trop beau ce matin, cela ne durera pas. Avec quelle justesse cette réflexion s'applique à notre existence! Que ne donnerais-je pas pour revoir les jours de mon enfance, ou pour les oublier à jamais!
—Vous avez eu beaucoup de chagrins? demanda M. Pickwick avec compassion.
—Oui certes, répliqua l'homme lugubre d'une voix saccadée; plus qu'on ne pourrait le croire en me voyant aujourd'hui. Il s'arrêta une minute et reprit brusquement: Avez-vous jamais pensé, par une matinée comme celle-ci, que ce serait une chose douce et délicieuse de se noyer?
—Non! que Dieu me protège! s'écria M. Pickwick, en se reculant un peu, dans la crainte que l'étranger n'eût envie de le pousser par-dessus le parapet pour faire une expérience.
—Moi, je l'ai souvent pensé, poursuivit l'homme lugubre sans avoir l'air de remarquer ce mouvement: cette eau froide et tranquille semble m'inviter, en murmurant, à y chercher le repos et l'oubli. On saute... pouf!...
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