Snodgrass prit une grande quantité de notes, et sans doute nous y aurions puisé les renseignements les plus importants, si l'éloquence brûlante des orateurs ou l'influence fébrile du vin n'avait point fait trembler la main du gentleman, au point de rendre son écriture presque inintelligible et son style complétement obscur. A force de patience, nous sommes parvenu à reconnaître quelques caractères qui ont une faible ressemblance avec les noms des orateurs. Nous avons pu distinguer aussi le squelette d'une chanson (probablement chantée par M. Jingle), dans laquelle les mots vin et divin, rubis et ravis, sont répétés à de courts intervalles. Nous nous imaginons aussi pouvoir déchiffrer à la fin de ces notes quelques allusions à des restes de gigot ou de volaille braisée. Puis ensuite nous distinguons les mots de grog froid et d'ale; mais comme les hypothèses que nous pourrions bâtir sur ces indices n'auraient jamais d'autre fondement que nos conjectures, nous ne voulons nous permettre d'exprimer aucune des suppositions nombreuses qui se présentent à notre esprit.

C'est pourquoi nous allons retourner à M. Tupman, nous contentant d'ajouter que, peu de minutes avant minuit, les sommités réunies de Dingley-Dell et de Muggleton furent entendues, chantant avec enthousiasme cet air si poétique et si national:

Nous ne rentrerons que demain matin,
Nous n'irons coucher qu'au jour!
Nous ne rentrerons que demain matin,
Nous n'irons coucher qu'au jour!
Demain matin au point du jour,
Nous n'irons coucher qu'au jour!10

CHAPITRE VIII.

Faisant voir clairement que la route du véritable amour n'est aussi unie qu'un chemin de fer.


La tranquille solitude de Dingley-Dell, la présence de tant de personnes du beau sexe, la sollicitude et l'anxiété qu'elles témoignaient à M. Tupman, étaient autant de circonstances favorables à la germination et à la croissance des doux sentiments que la nature avait semés dans son sein, et qui paraissaient maintenant se concentrer sur un aimable objet. Les jeunes demoiselles étaient jolies, leurs manières engageantes, leur caractère aussi aimable que possible, mais à leur âge elles ne pouvaient prétendre à la dignité de la démarche, au noli me tangere (ne me touchez pas) du maintien, à la majesté du regard, qui, aux yeux de M. Tupman, distinguaient la tante demoiselle de toutes les femmes qu'il avait jamais lorgnées. Il était évident que leurs âmes étaient parentes, qu'il y avait un je ne sais quoi sympathique dans leur nature, une mystérieuse ressemblance dans leurs sentiments. Son nom fut le premier qui s'échappa des lèvres de M. Tupman, lorsqu'il était étendu blessé sur la terre; le cri déchirant de miss Wardle fut le premier qui frappa l'oreille de M. Tupman, lorsqu'il fut rapporté à la maison. Mais cette agitation avait-elle été causée par une sensibilité aimable et féminine, qui se serait également manifestée pour tout autre; ou bien avait-elle été enfantée par un sentiment plus passionné, plus ardent, que lui seul, parmi tous les mortels, pouvait éveiller dans son cœur? Tels étaient les doutes qui tourmentaient l'esprit de M. Tupman, tandis qu'il gisait étendu sur le sofa; tels étaient les doutes qu'il se décida à résoudre sur-le-champ et pour toujours.

Le soleil venait de terminer sa carrière: MM. Pickwick, Winkle et Snodgrass étaient allés avec leur joyeux hôte assister à la fête voisine de Muggleton; Isabella et Émily se promenaient avec M. Trundle; la vieille dame sourde s'était endormie dans sa bergère; le ronflement du gros joufflu arrivait, lent et monotone, de la cuisine lointaine. Les servantes réjouies, flânant sur le pas de la porte, jouissaient des charmes de la brune, et du plaisir de coqueter, d'une façon toute primitive, avec certains animaux lourds et gauches attachés à la ferme. Le couple intéressant était assis dans le salon, négligés de tout le monde, ne se souciant de personne, et rêvant seulement d'eux-mêmes. Ils ressemblaient, en un mot, à une paire de gants d'agneau, repliés l'un dans l'autre et soigneusement serrés.

«J'ai oublié mes pauvres fleurs, murmura la tante demoiselle.

—Arrosez-les maintenant, répliqua M. Tupman avec l'accent de la persuasion.

—L'air du soir vous refroidirait peut-être, chuchota tendrement miss Rachel.

—Non, non, s'écria M. Tupman en se levant, cela me fera du bien au contraire. Laissez-moi vous accompagner.»

L'intéressante lady ajusta soigneusement l'écharpe qui soutenait le bras gauche du jouvenceau, et, prenant son bras droit, elle le conduisit dans le jardin.

A l'une des extrémités, on voyait un berceau de chèvrefeuille, de jasmin et d'autres plantes odoriférantes; une de ces douces retraites que les propriétaires compatissants élèvent pour la satisfaction des araignées.

La tante demoiselle y prit, dans un coin, un grand arrosoir de cuivre rouge, et se disposa à quitter le berceau. M. Tupman la retint et l'attira sur un siége à côté de lui.

«Miss Wardle,» soupira-t-il.

La tante demoiselle fut saisie d'un tremblement si fort que les cailloux, qui se trouvaient par hasard dans l'arrosoir, se heurtèrent contre les parois de zinc, et produisirent un bruit semblable à celui que ferait entendre le hochet d'un enfant.

«Miss Wardle, répéta M. Tupman, vous êtes un ange.

—Monsieur Tupman? s'écria Rachel en devenant aussi rouge que son arrosoir.

—Oui, poursuivit l'éloquent pickwickien. Je le sais trop... pour mon malheur!

—Toutes les dames sont des anges, à ce que disent les messieurs, rétorqua Rachel d'un ton enjoué.

—Qu'est-ce donc que vous pouvez être alors; à quoi puis-je vous comparer? Où serait-il possible de rencontrer une femme qui vous ressemblât? Où pourrais-je trouver une aussi rare combinaison d'excellence et de beauté? Où pourrais-je aller chercher.... Oh!» Ici M.