Promettez-moi, maintenant, de collationner les minutes, aujourd'hui et les jours à venir, en bref, promettez-moi que d'ici un jour ou deux, vous allez commencer à vous montrer un petit peu raisonnable : promettez-le-moi, Bartleby.

– Pour le moment je préférerais ne pas être un petit peu raisonnable”, fut sa réponse, douce comme un cadavre.

À ce moment précis, les portes battantes s'ouvrirent et Pince-nez approcha. Il avait l'air de souffrir des suites d'une nuit blanche consécutive à une indigestion plus sévère que de coutume.

Il capta en passant les derniers mots de Bartleby.

Préférerais ne pas, hein ? grinça Pince-nez. Je lui montrerais mes préférences, si j'étais vous monsieur, m'apostropha-t-il, je lui montrerais mes préférences ; je lui en donnerais des préférences, à cette tête de mule ! Qu'est-ce donc, s'il vous plaît de me le dire, Monsieur, qu'il préférerait ne pas faire maintenant ?”

Bartleby ne bougea pas d'un pouce.

“Monsieur Pince-nez, dis-je, je préférerais que vous vous retiriez pour le moment.”

Depuis quelque temps, j'avais pris l'habitude involontaire d'utiliser le mot “préférer” en toutes sortes d'occasions où ce terme n'était pas parfaitement indiqué. Et je tremblais à l'idée que la fréquentation du scribe avait déjà sérieusement affecté mon mental. À quelle nouvelle et plus profonde aberration ne risquais-je pas de me voir conduit ? Cette appréhension n'avait pas été sans influence sur ma détermination à recourir à des mesures sommaires. Alors que Pince-nez se retirait la mine aigre et boudeuse, Dindon approcha avec un air de plate déférence.

“Sauf votre respect, Monsieur, dit-il, j'étais hier en train de penser à Bartleby, ici présent, et je me disais que si seulement il pouvait préférer boire chaque jour un quart de bonne bière, cela l'aiderait beaucoup à s'amender, et le rendrait capable d'assister à la collation des minutes.

– Ainsi donc, vous aussi avez attrapé le mot, dis-je, avec un brin d'excitation.

– Sauf votre respect, Monsieur, quel mot ?” demanda Dindon, en venant respectueusement encombrer l'espace exigu ménagé

derrière le paravent, me poussant ainsi à bousculer le copiste.

“Quel mot, monsieur ?

– Je préférerais qu'on me laisse seul ici”, dit Bartleby, comme offensé de se voir ainsi envahi dans son intimité.

C'est ça, le mot, Dindon, dis-je, c'est lui.

– Oh, préférer ? Oh oui – étrange vocable. Moi-même, je ne l'utilise jamais. Mais Monsieur, comme je vous le disais, si seulement il pouvait préférer...

– Dindon, l'interrompis-je, si vous voulez bien vous retirer.

– Oh, mais certainement, Monsieur, si vous préférez que je m'en aille.”

Comme il poussait la porte battante pour s'exécuter, Pince-nez m'aperçut de son bureau et me demanda si je préférais qu'il copiât certain document sur du papier bleu ou blanc. Il n'avait pas mis la moindre pointe d'espièglerie sur le mot “préférais.” Il était clair que sa langue avait involontairement fourché. Je pensai, à part moi, qu'il fallait à toute force se débarrasser d'un dément qui nous avait déjà, à un certain degré, tourné les langues à mes clercs et moi, sinon les têtes. Mais je jugeai prudent de ne pas prononcer le renvoi sur-le-champ.

Le lendemain, je remarquai que Bartleby restait sans rien faire d'autre que demeurer debout dans sa rêverie de mur aveugle. À la question de savoir pourquoi il n'écrivait pas, il répondit qu'il avait décidé de ne plus faire d'écritures.

“Pourquoi ? Que dites-vous ? Et puis quoi encore ? M'exclamai-je, ne plus faire d'écritures ?

– Non.

– Et quelle en est la raison ?

– Ne voyez-vous pas vous-même la raison ?” répliqua-t-il avec indifférence.

Je le regardai attentivement et m'aperçus que ses yeux avaient un aspect terne et vitreux. Instantanément, il m'apparut que la diligence sans exemple qu'il avait mise à copier à la faible lueur de sa fenêtre, durant ses premières semaines à l'étude, avait pu temporairement altérer sa vue.

J'en fus touché. Je lui exprimai ma compassion. Je suggérai qu'il était bien évidemment sage qu'il s'abstînt d'écrire pour un temps ; et je le pressai de profiter de l'occasion pour prendre un peu de sain exercice en plein air. De cela, toutefois, il ne fit rien. Quelques jours après cette scène, en l'absence de mes autres clercs, je me trouvai dans la situation de devoir expédier certains plis de toute urgence ; je me dis que Bartleby, n'ayant rien d'autre à faire sur la terre, se montrerait moins inflexible que d'ordinaire et porterait ces lettres à la Poste. Mais il déclina platement. Aussi, à mon grand dam, dus-je y aller moi-même.

Les jours passèrent et passèrent encore. Que la vue de Bartleby s'améliorât ou non, je n'aurais su dire. Selon toute apparence, il me semblait que oui. Mais lorsque je lui demandai ce qu'il en était, il ne daigna pas répondre. En tout état de cause, il ne copiait plus. Pour finir, devant mon insistance, il m'informa qu'il avait définitivement abandonné les écritures.

“Comment !” m'exclamai-je ; “supposons que vous ayez intégralement recouvré votre vue – qu'elle se soit même améliorée – vous ne feriez pas de copie ?

– J'ai abandonné la copie”, répondit-il en disparaissant.

Il demeura comme toujours un ornement inamovible dans mon bureau. Plus inamovible, si cela était possible, que devant. À quoi me résoudre ? Il ne voulait rien faire à l'étude. Pour quelle raison aurait-il dû y rester ? À dire vrai, il était aussi lourd qu'une meule autour de mon cou, aussi inutile qu'un collier, mais plus pénible à porter. Pourtant, j'avais de la peine pour lui. Je suis en deçà de la vérité en disant que son sort me mettait mal à l'aise. S'il avait seulement mentionné le nom d'un parent, d'un seul ami, j'aurais instantanément écrit pour les presser d'amener ce pauvre bougre vers une retraite appropriée.