Mais cette humeur subissait en moi quelques variations. La passivité de
Bartleby me causait parfois de l'irritation. Je me sentais étrangement aiguillonné par le désir d'un nouvel affrontement de faire jaillir en lui quelque étincelle de colère qui réponde à la mienne. Mais, alors, autant chercher à allumer un feu par le frottement de mes jointures contre un savon de Marseille. Un après-midi, pourtant, le démon qui me poussait prit le dessus, et il s'ensuivit cette petite scène :
“Bartleby, lançai-je, quand vous aurez fini de copier toutes ces pièces, je les collationnerai avec vous.
– Je préférerais ne pas.
– Comment ? Vous n'entendez certainement pas persister dans cet entêtement de mule ?”
Pas de réponse.
J'ouvris à deux battants la porte de séparation et, me tournant vers Dindon et Pince-nez, je m'exclamai :
“Bartleby, pour la seconde fois, dit qu'il ne veut pas revoir ses minutes. Que pensez-vous de cela, Dindon ?”
On était l'après midi. Qu'on garde cela présent à l'esprit. Dindon flamboyait comme un chaudron de cuivre ; son crâne chauve fumait ; ses mains tricotaient au milieu de papiers maculés d'encre.
“Ce que j'en pense ? rugit Dindon. Je pense que je vais passer derrière le paravent et lui coller un œil au beurre noir.”
Ce disant, Dindon bondit sur ses pieds et prit avec les mains une position de pugiliste. Il s'apprêtait déjà à tenir sa promesse, quand je le retins, alarmé de l'effet que j'avais inconsidérément provoqué en réveillant la combativité post-méridienne de Dindon.
“Asseyez-vous, Dindon”, dis-je, “et écoutez ce que Pince-nez a à dire. Que pensez-vous de cela, Pince-nez, ne serais-je pas en droit de licencier Bartleby sur-le-champ ?”
“Excusez-moi, Monsieur, mais c'est à vous d'en décider, Je trouve sa conduite peu habituelle et, pour tout dire, injuste envers Dindon et moi-même. Mais peut-être ne s'agit-il que d'une lubie passagère.
– Ah ! m'exclamai-je, vous avez changé d'opinion de façon tout à fait étrange. Vous parlez maintenant de lui avec beaucoup d'indulgence.
– C'est la bière, s'écria Dindon ; l'indulgence est un des effets de la bière – Pince-nez et moi avons déjeuné ensemble aujourd'hui ; voyez comme je suis, moi, indulgent, Monsieur. Puis-je aller lui coller un œil au beurre noir ?
– Vous voulez parler de Bartleby, je suppose. Non, Dindon, pas aujourd'hui, répliquai-je, desserrez les poings, je vous prie.”
Je fermai les portes et avançai une nouvelle fois en direction de Bartleby. Je me sentais derechef poussé à tenter le sort. Je brûlais de voir Bartleby se rebeller encore. Je me rappelai que Bartleby ne quittait jamais l'étude.
“Bartleby, dis-je, Gingembre est parti ; faites un saut à la Poste, je vous prie (c'était à peine à trois minutes à pied) voir s'il n'y a pas quelque chose pour moi.
– Je préférerais ne pas.
– Vous ne voulez pas.
– Je préfère ne pas.”
Je regagnai mon bureau en titubant et me plongeai dans une profonde méditation. Mon impulsion aveugle revint. Par quel moyen pourrais-je encore m'attirer les ignominieuses rebuffades de ce pauvre et chétif hère, mon employé à gages ? Quelle était la chose parfaitement raisonnable qu'à coup sûr il refuserait encore de faire ?
“Bartleby !”
Pas de réponse.
“Bartleby”, dis-je en haussant le ton.
Pas de réponse.
“Bartleby !” rugis-je.
Exactement comme un fantôme soumis aux lois de l'invocation magique, à la troisième sommation, il fit son apparition au seuil de son ermitage.
“Allez dans la pièce d'à côté et demandez à Pince-nez de venir me voir.
– Je préférerais ne pas”, déclara-t-il avec respect et lenteur, et il disparut en douceur.
“Fort bien, Bartleby”, dis-je d'un ton tranquille, avec dans la voix une sorte de sévérité sereine et contenue où l'on pouvait entendre la décision irrévocable d'un châtiment terrible et imminent. Sur le moment, j'eus peut-être, à moitié du moins, une intention de ce genre. Mais à tout prendre, comme l'heure de mon dîner approchait, je jugeai plus opportun d'enfiler mon chapeau et de rentrer à pied chez moi, plongé dans une perplexité et un désarroi profonds.
Dois-je l'avouer ? La conclusion de toute cette affaire fut bientôt ce fait inébranlable qu'un jeune et pâle commis aux écritures, du nom de Bartleby, possédait un pupitre dans mon étude ; qu'il copiait pour moi au tarif usuel de quatre cents le folio (cent mots) ; mais qu'il était exempté de façon permanente de collationner son propre travail, ce soin étant dévolu à Dindon et Pince-nez, sans doute comme un hommage rendu à leur acuité supérieure ; qui plus est, ledit Bartleby ne devait jamais et sous aucun prétexte être chargé de toute autre commission, la plus anodine soit-elle ; et si, pourtant, le cas se présentait, il était généralement entendu qu'il “préférerait ne pas”, en d'autres termes qu'il refuserait un point c'est tout.
À mesure que les jours passèrent, je me réconciliai dans une large mesure avec Bartleby. Son application, son absence de toute dissipation, son industrie incessante (hormis les moments où il lui plaisait de s'abandonner à la rêverie debout derrière son paravent), son calme olympien, son égalité d'humeur en toute circonstance faisaient de lui une précieuse recrue. Point capital : il était toujours là, premier le matin, constamment présent durant la journée, et le dernier la nuit tombée. J'avais une confiance aveugle en son honnêteté. Je sentais que mes papiers les plus précieux se trouvaient parfaitement à l'abri entre ses mains. Par moments, bien sûr, je ne pouvais retenir – y fût-il allé du salut de mon âme – une colère soudaine et spasmodique à son encontre. Car il était extrêmement difficile de garder constamment à l'esprit les particularités et les privilèges étranges, les exemptions sans précédent qui formaient les conventions tacites en vertu desquelles Bartleby restait attaché à mon étude. De temps à autre, pressé d'en finir avec une affaire, par inadvertance, j'enjoignais à Bartleby d'un ton bref et vif, de poser le doigt, mettons, sur la ficelle d'un cachet de cire rouge, par lequel j'entendais sceller quelques papiers. La réponse habituelle, “je préférerais ne pas” s'élevait à coup sûr de derrière le paravent.
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