Seulement, comme la population n’y abonde plus, comme le mouvement social y est moins vif, un voyageur curieux d’examiner cette ville, aussi belle qu’une antique armure complète, pourra suivre non sans mélancolie une rue presque déserte où les croisées de pierre sont bouchées en pisé pour éviter l’impôt. Cette rue aboutit à une poterne condamnée par un mur en maçonnerie, et au-dessus de laquelle croît un bouquet d’arbustes élégamment posé par les mains de la nature bretonne, l’une des plus luxuriantes, des plus plantureuses végétations de la France. Un peintre, un poète resteront assis occupés à savourer le silence profond qui règne sous la voûte encore neuve de cette poterne, où la vie de cette cité paisible n’envoie aucun bruit, où la riche campagne apparaît dans toute sa magnificence à travers les meurtrières occupées jadis par les archers, les arbalétriers, et qui ressemblent aux vitraux à points de vue ménagés dans quelque belvédère. Il est impossible de se promener là sans penser à chaque pas aux usages, aux mœurs des temps passés ; toutes les pierres vous en parlent, enfin les idées du moyen-âge y sont encore à l’état de superstition. Si, par hasard, il passe un gendarme à chapeau bordé, sa présence est un anachronisme contre lequel votre pensée proteste ; mais rien n’est plus rare que d’y rencontrer un être ou une chose du temps présent. Il y a même peu de chose du vêtement actuel : ce que les habitants en admettent s’approprie en quelque sorte à leurs mœurs immobiles, à leur physionomie stationnaire. La place publique est pleine de costumes bretons que viennent dessiner les artistes et qui ont un relief incroyable. La blancheur des toiles que portent les Paludiers, nom des gens qui cultivent le sel dans les marais salants, contraste vigoureusement avec les couleurs bleues et brunes des Paysans, avec les parures originales et saintement conservées des femmes. Ces deux classes et celle des marins à jaquette, à petit chapeau de cuir verni, sont aussi distinctes entre elles que les castes de l’Inde, et reconnaissent encore les distances qui séparent la bourgeoisie, la noblesse et le clergé. Là tout est encore tranché ; là le niveau révolutionnaire a trouvé les masses trop raboteuses et trop dures pour y passer : il s’y serait ébréché, sinon brisé. Le caractère d’immuabilité que la nature a donné à ses espèces zoologiques se retrouve là chez les hommes. Enfin, même après la révolution de 1830, Guérande est encore une ville à part, essentiellement bretonne, catholique fervente, silencieuse, recueillie, où les idées nouvelles ont peu d’accès.

La position géographique explique ce phénomène. Cette jolie cité commande des marais salants dont le sel se nomme, dans toute la Bretagne, sel de Guérande, et auquel beaucoup de Bretons attribuent la bonté de leur beurre et des sardines. Elle ne se relie à la France moderne que par deux chemins, celui qui mène à Savenay, l’arrondissement dont elle dépend, et qui passe à Saint-Nazaire ; celui qui mène à Vannes et qui la rattache au Morbihan. Le chemin de l’arrondissement établit la communication par terre, et Saint-Nazaire, la communication maritime avec Nantes. Le chemin par terre n’est fréquenté que par l’administration. La voie la plus rapide, la plus usitée est celle de Saint-Nazaire. Or, entre ce bourg et Guérande, il se trouve une distance d’au moins six lieues que la poste ne dessert pas, et pour cause : il n’y a pas trois voyageurs à voiture par année. Saint-Nazaire est séparé de Paimbœuf par l’embouchure de la Loire, qui a quatre lieues de largeur. La barre de la Loire rend assez capricieuse la navigation des bateaux à vapeur ; mais pour surcroît d’empêchements, il n’existait pas de débarcadère en 1829 à la pointe de Saint-Nazaire, et cet endroit était orné des roches gluantes, des rescifs granitiques, des pierres colossales qui servent de fortifications naturelles à sa pittoresque église et qui forçaient les voyageurs à se jeter dans des barques avec leurs paquets quand la mer était agitée, ou quand il faisait beau d’aller à travers les écueils jusqu’à la jetée que le génie construisait alors. Ces obstacles, peu faits pour encourager les amateurs, existent peut-être encore. D’abord, l’administration est lente dans ses œuvres ; puis, les habitants de ce territoire, que vous verrez découpé comme une dent sur la carte de France et compris entre Saint-Nazaire, le bourg de Batz et le Croisic, s’accommodent assez de ces difficultés qui défendent l’approche de leur pays aux étrangers. Jetée au bout du continent, Guérande ne mène donc à rien, et personne ne vient à elle. Heureuse d’être ignorée, elle ne se soucie que d’elle-même. Le mouvement des produits immenses des marais salants, qui ne paient pas moins d’un million au fisc, est au Croisic, ville péninsulaire dont les communications avec Guérande sont établies sur des sables mouvants où s’efface pendant la nuit le chemin tracé le jour, et par des barques indispensables pour traverser le bras de mer qui sert de port au Croisic, et qui fait irruption dans les sables. Cette charmante petite ville est donc l’Herculanum de la Féodalité, moins le linceul de lave. Elle est debout sans vivre, elle n’a point d’autres raisons d’être que de n’avoir pas été démolie. Si vous arrivez à Guérande par le Croisic, après avoir traversé le paysage des marais salants, vous éprouverez une vive émotion à la vue de cette immense fortification encore toute neuve. Le pittoresque de sa position et les grâces naïves de ses environs quand on y arrive par Saint-Nazaire ne séduisent pas moins. A l’entour, le pays est ravissant, les haies sont pleines de fleurs, de chèvrefeuilles, de buis, de rosiers, de belles plantes.