C'est une vérité dont la preuve s'offre à toute heure, et dont je ne me défiais pas! Adieu donc, Héro.
Note 14: (retour) Allusion aux figures de cire des sorcières. Une ancienne superstition leur attribuait aussi le pouvoir de changer l'eau et le vin en sang.
(Rentre Bénédick.)
BÉNÉDICK.—Le comte Claudio?
CLAUDIO.—Oui, lui-même.
BÉNÉDICK, ôtant son masque.—Voulez-vous me suivre? marchons.
CLAUDIO.—Où?
BÉNÉDICK.—Au pied du premier saule, comte, pour vos affaires. Comment voulez-vous porter la guirlande que nous tresserons? A votre cou comme la chaîne d'un usurier15, ou sous le bras comme l'écharpe d'un capitaine? Il faut la porter de façon ou d'autre, car le prince s'est emparé de votre Héro.
Note 15: (retour) Parure des citoyens opulents du temps de Shakspeare.
CLAUDIO.—Je lui souhaite beaucoup de bonheur avec elle.
BÉNÉDICK.—Vraiment vous parlez comme un honnête marchand de bétail; voilà comme ils vendent leurs boeufs.—Mais auriez-vous cru que le prince vous eût traité de cette manière?
CLAUDIO.—De grâce, laissez-moi.
BÉNÉDICK.—Oh! voilà que vous frappez comme un aveugle. C'est l'enfant qui vous a dérobé votre viande, et vous battez la borne16.
Note 16: (retour) Allusion à l'aveugle de Lazarille de Tormes.
CLAUDIO.—Puisqu'il ne vous plaît pas de me laisser, je vous laisse, moi.
(Il sort.)
BÉNÉDICK.—Hélas! pauvre oiseau blessé, il va se glisser dans quelque haie. Mais... que Béatrice me connaisse si bien... et pourtant me connaisse si mal! Le bouffon du prince! Ah! il se pourrait bien qu'on me donnât ce titre, parce que je suis jovial.—Non, je suis sujet à me faire injure à moi-même; je ne passe point pour cela. C'est l'esprit méchant, envieux de Béatrice, qui se dit le monde, et me peint sous ces couleurs. Fort bien, je me vengerai de mon mieux.
(Entrent don Pèdre, Héro et Léonato.)
DON PÈDRE.—Ah! signor, où trouverai-je le comte? L'avez-vous vu.
BÉNÉDICK.—Ma foi, seigneur, je viens de jouer le rôle de dame Renommée. J'ai trouvé ici le comte, aussi mélancolique qu'une cabane dans une garenne17. Je lui dis, et je crois avoir dit vrai, que Votre Altesse avait conquis les bonnes grâces de cette jeune dame. Puis je lui offre de l'accompagner jusqu'à un saule, soit pour lui tresser une guirlande, comme à un amant délaissé, ou pour lui fournir un faisceau de verges, comme à un homme qui mériterait d'être fouetté.
Note 17: (retour) «Ce qui reste de la fille de Sion est comme une cabane dans un vignoble, comme une loge nocturne dans un jardin de concombres.» (Isaïe, chap. 1.)
DON PÈDRE.—D'être fouetté! Et quelle est sa faute?
BÉNÉDICK.—La sottise d'un écolier qui, dans sa joie d'avoir trouvé un nid d'oiseau, le montre à son camarade, et celui-ci le vole.
DON PÈDRE.—Traiterez-vous de faute une marque de confiance? La faute est au voleur.
BÉNÉDICK.—Et cependant il n'eût pas été mal à propos qu'on eut préparé et les verges et la guirlande. Le comte aurait pu porter la guirlande, et il aurait pu donner les verges à Votre Altesse qui, à ce que je crois, lui a volé son nid d'oiseaux.
DON PÈDRE.—Je ne veux que leur apprendre à chanter, et les rendre ensuite à leur légitime maître.
BÉNÉDICK.—Si leur chant s'accorde avec votre langage, vous parlez en honnête homme.
DON PÈDRE.—La signora Béatrice vous prépare une querelle. Le cavalier qui dansait avec elle lui a dit que vous lui faisiez beaucoup de tort.
BÉNÉDICK.—Oh! elle m'a maltraité à faire perdre patience à un bloc! Un chêne, n'ayant plus qu'une feuille verte, lui aurait répondu. Mon masque même commençait à prendre vie et à la quereller. Elle m'a dit, sans se douter qu'elle me parlait à moi-même, que j'étais le bouffon du prince, et que j'étais plus insipide qu'un grand dégel. Entassant sarcasmes sur sarcasmes, avec une habileté inconcevable, elle m'en a tant dit que je suis resté comme un homme en butte aux traits de toute une armée qui tire sur lui. Ses propos sont des poignards; chaque mot vous tue. Si son souffle était aussi terrible que ses expressions, il n'y aurait auprès d'elle personne en vie, elle lancerait la mort jusqu'au pôle.—Eût-elle tous les biens dont Adam fut le maître, avant qu'il eût transgressé, je ne voudrais pas d'elle pour mon épouse. Elle eût fait tourner la broche à Hercule, et aurait fendu sa massue pour entretenir le feu. Allons, ne me parlez pas d'elle, c'est l'infernale Àté18 bien habillée. Plût à Dieu que quelque clerc daignât la conjurer! car, tant qu'elle sera sur cette terre, on pourrait vivre en enfer aussi tranquillement que dans un sanctuaire; et les gens pèchent exprès afin d'y arriver plus tôt, tant la peine, le trouble et l'horreur la suivent partout.
Note 18: (retour) Déesse de la vengeance ou de la discorde.
(Rentrent Claudio et Béatrice.)
DON PÈDRE.—Regardez, la voici qui vient.
BÉNÉDICK.—Voulez-vous m'envoyer au bout du monde pour votre service? Je vais à l'instant aux antipodes sous le plus léger prétexte que vous puissiez inventer. Je cours vous chercher un cure-dent aux dernières limites de l'Asie, prendre la mesure du pied du Prêtre-Jean19, vous chercher un poil de la barbe du grand Cham, négocier quelque ambassade chez les Pygmées, plutôt que de soutenir un entretien de trois paroles avec cette harpie. N'avez-vous aucun emploi à me confier?
Note 19: (retour) Souverain de l'Abyssinie, ou de la Haute-Asie.
DON PÈDRE.—Nul autre que de tenir à votre bonne compagnie.
BÉNÉDICK.—O Dieu! seigneur, vous avez céans un mets qui n'est pas de mon goût; je ne puis souffrir madame Caquet.
(Il sort.)
DON PÈDRE.—Je vous apprends, madame, que vous avez perdu le coeur du seigneur Bénédick.
BÉATRICE.—Il est vrai, prince, qu'il me l'a prêté jadis un moment, et je lui en donnai l'intérêt, un coeur double pour un coeur simple. Il m'a regagné son coeur avec des dés pipés. Ainsi Votre Altesse fait bien de dire que je l'ai perdu.
DON PÈDRE.—Vous l'avez mis par terre, madame, vous l'avez mis par terre.
BÉATRICE.—Je serais bien fâchée qu'il prît un jour sa revanche sur moi, seigneur; je craindrais trop d'être la mère de quelques imbéciles.—J'ai amené le comte Claudio que j'ai envoyé chercher.
DON PÈDRE.—Eh bien! qu'avez-vous, comte? Pourquoi êtes-vous triste?
CLAUDIO.—Seigneur, je ne suis point triste.
DON PÈDRE.—Qu'êtes-vous donc? malade?
CLAUDIO.—Ni malade, seigneur.
BÉATRICE.—Le comte n'est ni triste ni malade, ni bien portant ni gai.—Mais vous êtes poli, comte, poli comme une orange, et un peu de la même teinte jalouse.
DON PÈDRE.—Sérieusement, madame, je crois votre blason fidèle; et cependant si Claudio est ainsi, je lui jure que ses soupçons sont injustes.—Voilà, Claudio, j'ai fait la cour en votre nom; et la belle Héro s'est rendue. Je viens de sonder son père; il donne son agrément. Indiquez le jour du mariage, et que Dieu vous rende heureux.
LÉONATO.—Comte, recevez ma fille de ma main, et avec elle ma fortune. Son Altesse a fait le mariage, et que tous y applaudissent.
BÉATRICE.—Parlez, comte, c'est votre tour.
CLAUDIO.—Le silence est l'interprète le plus éloquent de la joie.
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