Trois ou quatre devaient être dans le poste d’où ils n’osaient sortir…
On les en tira, malgré leur résistance, et, en un instant, le pont fut rouge du sang de onze cadavres.
« Les corps à la mer !… » cria Corty.
Et il se préparait à jeter les cadavres par dessus le bord.
« Tiens bon !… lui dit Harry Markel. Le flot les ramènerait vers le port… Attendons la marée descendante, et elle les entraînera au large. »
VI – MAÎTRES À BORD.
Le coup avait réussi. Cette première partie du drame s’était accomplie dans toute son horreur et en des conditions d’extraordinaire audace.
Après l’Halifax, Harry Markel était maître de l’Alert. Personne ne pourrait rien soupçonner du drame qui venait de se passer, personne ne saurait dénoncer le crime commis dans l’un des ports les plus fréquentés du Royaume-Uni, à l’entrée de cette baie de Cork, où relâchent les nombreux navires qui mettent en communication l’Europe et l’Amérique.
À présent, ces malfaiteurs n’avaient plus à redouter la police anglaise. Elle n’irait pas les dépister à bord de l’Alert. À eux toute facilité de reprendre le cours de leurs pirateries dans les lointains parages du Pacifique. Ils n’avaient plus qu’à lever l’ancre, à prendre le large. En quelques heures, ils seraient hors du canal de Saint-George.
Il est vrai, lorsque les pensionnaires d’Antilian School arriveraient pour embarquer sur l’Alert dans la matinée du lendemain, l’Alert ne serait plus à son mouillage, et c’est en vain qu’on le rechercherait dans la baie de Cork ou dans le port de Queenstown.
Et alors, cette disparition reconnue, quelle explication imaginer ?… Quelles hypothèses se présenteraient à l’esprit ?… Le capitaine Paxton et son équipage avaient-ils été forcés de mettre à la voile, sans même attendre leurs passagers ?… Mais pour quelle raison ?… Ce n’était pas le mauvais temps qui avait contraint le navire à quitter l’anse Farmar… La brise du large se faisait à peine sentir aux approches de la baie… Les bâtiments à voiles y étaient encalminés… Seuls, depuis quarante-huit heures, quelques steamers avaient pu y entrer ou en sortir… La veille encore, l’Alert avait été vu à cette place, et, quant à supposer que, pendant la nuit il eût été abordé, qu’il eut péri dans une collision sans qu’il en restât une épave, cela était par trop invraisemblable.
Il était donc à croire que la vérité ne serait pas connue de sitôt, qu’elle ne le serait jamais peut-être, à moins que quelque cadavre, retrouvé sur une des grèves, ne vînt révéler le mystère de cet épouvantable massacre.
Mais il importait que Harry Markel abandonnât au plus tôt le mouillage de l’anse Farmar, que l’Alert ne fût plus à ce mouillage au lever du jour. Si les circonstances le favorisaient au sortir du canal de Saint-George, au lieu de mettre le cap au sud-ouest, en direction des Antilles, l’Alert mettrait le cap au sud. Harry Markel aurait soin de se tenir hors de vue de toute terre, de s’éloigner des routes maritimes d’ordinaire suivies par les bâtiments qui descendent vers l’Équateur. Dans ces conditions, son avance lui éviterait d’être repris, en cas qu’on envoyât un aviso à sa recherche. Rien, d’ailleurs, n’autoriserait à penser que le capitaine Paxton et son équipage ne fussent pas à bord du navire frété par Mrs Kethlen Seymour. Pour quelles raisons il avait pris la mer, on ne saurait, et le mieux serait d’attendre quelques jours au moins.
Ainsi, Harry Markel avait pour lui toutes les chances. Ses neuf hommes suffiraient aisément à manœuvrer l’Alert. C’étaient, on l’a dit, de très bons marins, et ils avaient dans leur capitaine une confiance absolue et méritée.
Ainsi tout concordait pour assurer le succès de cette entreprise. À quelques jours de là, le navire n’ayant pas reparu dans la baie de Cork, les autorités seraient induites à penser qu’après avoir pris la mer pour une raison inconnue, il avait péri corps et biens en plein Atlantique. Jamais il ne viendrait à l’idée de personne que les échappés de la prison de Queenstown s’en fussent emparés. La police continuerait ses enquêtes, elle les étendrait aux environs de la ville. Le comté serait soumis à une surveillance très minutieuse. On donnerait l’éveil à la campagne. Bref, que cette bande de malfaiteurs fût reprise à court délai, il n’y aurait certainement pas à en douter.
Il est vrai, ce qui allait aggraver la situation, c’est que les circonstances ne se prêtaient pas à un appareillage immédiat.
En effet, le temps ne s’était point modifié et ne paraissait pas devoir changer. Toujours cette épaisse brume qui tombait lentement des basses zones du ciel. Les nuages immobilisés semblaient s’abaisser jusqu’à la surface de la mer. Par instants, les éclats du phare, à l’entrée de la baie, ne se laissaient plus même apercevoir. Au milieu de cette profonde obscurité, aucun navire à vapeur ne tenterait d’entrer ou de sortir. C’eût été courir le risque de se mettre au plein, faute d’avoir pu relever les feux de la côte et du canal de Saint-George. Quant aux voiliers, ils devaient être encalminés à quelques milles au large.
Du reste, la mer « ne sentait rien ». À peine les eaux de la baie ondulaient-elles sous l’action de la marée montante. À peine un léger clapotis murmurait-il sur les flancs de l’Alert. À peine le canot se balançait-il à l’arrière au bout de son amarre.
« Pas de vent de quoi remplir mon chapeau ! » s’écria John Carpenter, en accompagnant cette remarque des plus effroyables jurons.
Il ne fallait donc pas songer à l’appareillage.
Les voiles inertes auraient pendu le long des mâts, et le navire, entraîné par le flot, eût dérivé à travers la baie jusqu’au port de Queenstown.
En général, lorsque la marée commence à se faire sentir, les eaux du large amènent un peu de brise, et, bien que cette brise eût été contraire, Harry Markel, en louvoyant, aurait essayé de sortir.
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