Si elle répond par dépêche, dès aujourd’hui, dans quelques heures, nous saurons à quoi nous en tenir. Si elle répond par lettre, il y aura lieu d’attendre six ou sept jours. Et, maintenant, à l’étude, et soignez vos devoirs…
– Six jours !… répondit ce diable de Tony Renault. Jamais je ne pourrai vivre jusque-là ! »
Et peut-être exprimait-il sous cette forme l’état d’âme de quelques-uns de ses camarades, Hubert Perkins, Niels Harboe, Axel Wickborn, de tempérament presque aussi vif que le sien. Louis Clodion et Roger Hinsdale, les deux ex æquo du concours, montraient plus de calme. Quant au Suédois et au Hollandais, ils ne se départissaient pas de leur flegme originel. Mais si Antilian School eût possédé des pensionnaires américains, très probablement ce n’est pas à ceux-ci qu’aurait été décerné le prix de patience.
En réalité, la surexcitation de ces jeunes esprits s’expliquait. Ne pas savoir en quelle partie du monde Mrs Kethlen Seymour allait les envoyer ! Il faut remarquer, d’ailleurs, qu’on n’était qu’à la mi-juin, et, si le temps qui serait consacré au voyage devait être celui des vacances, le départ ne s’effectuerait guère avant six semaines.
Et cela était supposable, ainsi que le pensait M. Ardagh, d’accord à ce sujet avec la majorité d’Antilian School. Dans ces conditions, l’absence des jeunes boursiers ne durerait pas plus de deux mois. Ils seraient de retour pour la rentrée des classes en octobre, ce qui satisferait à la fois les familles et le personnel de l’établissement.
Donc, étant donnée la durée des vacances, il ne pouvait s’agir d’une expédition en des régions lointaines. Aussi les plus sages se gardaient-ils bien de voyager en imagination à travers les steppes de la Sibérie, les déserts de l’Asie centrale, les forêts de l’Afrique ou les pampas de l’Amérique. Sans quitter l’ancien continent ni même l’Europe, que d’intéressantes contrées à visiter en dehors du Royaume-Uni, l’Allemagne, la Russie, la Suisse, l’Autriche, la France, l’Italie, l’Espagne, la Hollande, la Grèce ! Que de souvenirs à noter sur l’album du touriste et quelle nouveauté d’impressions pour ces jeunes Antilians, dont la plupart n’étaient encore que des enfants lorsqu’ils avaient traversé l’Atlantique en venant d’Amérique en Europe. Même réduit aux États voisins de l’Angleterre, ce voyage devait exciter dans une large mesure leur impatience et leur curiosité.
Enfin, comme le télégramme n’arriva ni ce jour-là ni les jours suivants, c’est que celui du directeur aurait une lettre pour réponse, une lettre partie de la Barbade à l’adresse de M. Julian Ardagh, Antilian School, 314, Oxford street, London, Royaume-Uni, Great Britain.
Et, un mot explicatif à propos du mot Antilian, qui figurait au-dessus de la porte de l’institution. Nul doute qu’il n’eût été fabriqué tout exprès. En effet, dans la nomenclature de la géographie britannique, les Antilles sont appelées Carribee Islands. Sur les cartes du Royaume-Uni comme sur les cartes de l’Amérique, on ne les désigne pas autrement. Mais Carribee Islands, cela signifie îles des Caraïbes, et ce mot rappelle trop fâcheusement les farouches indigènes de l’archipel, les scènes de massacre et de cannibalisme qui désolèrent les Indes occidentales. Voit-on sur les prospectus de l’établissement cet abominable titre : École des Caraïbes ?… N’aurait-il pas donné à penser qu’on y enseignait l’art de s’entretuer avec les recettes de la cuisine de chair humaine ?… Aussi « Antilian School » avait-il paru plus convenable pour des jeunes garçons originaires des Antilles et auxquels il ne s’agissait que de fournir une éducation purement européenne.
Donc, à défaut de dépêche, c’était une lettre qu’il fallait attendre, – à moins que ce concours pour bourses de voyage ne fût qu’une mystification de mauvais goût. Mais non ! une correspondance avait été échangée entre Mrs Kethlen Seymour et M. Ardagh. La généreuse dame n’était point un être imaginaire, elle habitait la Barbade, on l’y connaissait de longue date, et elle passait pour l’une des plus riches propriétaire de l’île.
Et, maintenant, il ne restait plus qu’à faire bonne provision de patience, en guettant chaque matin et chaque soir l’heure du courrier de l’étranger. Cela va de soi, c’étaient plus particulièrement les neuf lauréats qui se mettaient aux fenêtres donnant sur Oxford street afin d’apercevoir le facteur du quartier. Du plus loin que se montrait sa tunique rouge – et l’on sait si le rouge est visible à grande distance, – les intéressés descendaient l’escalier quatre à quatre, se précipitaient dans la cour, couraient vers la grande porte, interpellaient le facteur, l’étourdissaient de leurs questions, et, pour un peu, eussent fait main basse sur sa boîte.
Non ! aucune lettre des Antilles, aucune ! Dès lors, n’y avait-il pas lieu d’envoyer un second câblogramme à Mrs Kethlen Seymour, afin de s’assurer si le premier était bien parvenu à son adresse, et en la pressant de télégraphier sa réponse ?…
Et, alors, en ces vives imaginations surgissaient mille craintes dans le but d’expliquer cet inexplicable retard. Est-ce que le paquebot qui fait le service postal entre les Antilles et l’Angleterre avait été désemparé par quelque gros temps ?… Est-ce qu’il avait sombré, à la suite d’une collision ?… Est-ce qu’il s’était échoué sur quelque bas-fond inconnu ?… Est-ce que la Barbade avait disparu dans un de ces tremblements de terre qui sont si terribles aux Indes occidentales ?… Est-ce que la généreuse dame avait péri dans l’un de ces cataclysmes ?… Est-ce que la France, la Hollande, le Danemark, la Suède, le Royaume-Uni venaient de perdre les plus beaux fleurons de leur empire colonial dans le Nouveau-Monde ?…
« Non, non, répétait M. Ardagh, une telle catastrophe serait connue !… Tous les détails en seraient arrivés aux journaux !…
– Voilà ! répondait Tony Renault. Si les transatlantiques emportaient des pigeons, on saurait toujours s’ils font bonne route ! »
Très juste, mais le service des colombogrammes ne fonctionnait pas encore à cette époque, au grand regret des pensionnaires d’Antilian School.
Cependant cet état de choses ne pouvait durer. Les professeurs ne parvenaient pas à réduire le trouble des esprits. On ne travaillait plus ni dans les classes ni dans les salles d’étude. Non seulement les primés du concours, mais leurs camarades, pensaient à tout autre chose qu’à leurs devoirs.
Pure exagération, on en conviendra. Quant à M. Ardagh, il ne ressentait aucune inquiétude. N’était-il pas assez naturel que Mrs Kethlen Seymour n’eût pas répondu par un télégramme qui n’aurait point été assez explicite ? Seule une lettre, et une lettre détaillée, pouvait contenir les instructions auxquelles il y aurait lieu de se conformer, faire connaître ce que serait ce voyage, dans quelles conditions il s’effectuerait, à quelle époque il devrait être entrepris, combien de temps il durerait, comment les dépenses en seraient réglées, à quel chiffre s’élèveraient les bourses mises à la disposition des neuf lauréats. Ces explications, à tout le moins, exigeraient bien deux ou trois pages et ne pouvaient se formuler dans ce langage négro-grammatique que parlent encore les noirs des colonies indiennes.
Mais toutes ces justes observations demeurèrent sans effet et le trouble ne se calmait pas.
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