Lorsque, avec un certain dédain superficiel, on donne à ces gens-là, en Autriche, le nom de « chasseurs de femmes », c’est sans savoir combien de vérité positive incarne ce mot, car, effectivement, tous les instincts passionnés de la chasse, le flair, l’excitation et la cruauté mentale, s’agitent dans l’attitude de ces hommes constamment sur le qui-vive. Ils sont toujours chargés de passion, une passion qui n’est pas celle de l’amant, mais du joueur, la passion froide, calculatrice et périlleuse. Il y en a parmi eux d’une ténacité extraordinaire dont, même au-delà de leur jeunesse, toute l’existence se passe dans l’attente de l’éternelle aventure ; pour qui la journée se divise en cent petits événements sensuels (un coup d’œil en passant, un sourire glissé en coulisse, un genou effleuré quand on est assis en face l’un de l’autre) et l’année, à son tour, en une centaine de ces jours-là ; pour qui, enfin, l’événement sensuel est la source éternellement jaillissante, nourricière, et brûlante de la vie.

Ici il n’y avait pas de femme, pas de partenaire ; le baron s’en rendit compte tout de suite. Il prit un journal et laissa couler ses regards maussades sur les lignes imprimées ; mais ses pensées étaient paralysées et trébuchaient contre les mots comme un homme ivre.

Soudain il entendit derrière lui le frou-frou d’une robe et une voix légèrement irritée qui disait en français avec un accent affecté : « Mais tais-toi donc, Edgar. »

Une robe de soie crissa en passant contre sa table ; il vit une silhouette de femme grande et bien en chair et derrière elle, vêtu d’un costume de velours noir, un petit garçon pâle, dont le regard l’effleura avec curiosité. Tous deux s’assirent en face l’un de l’autre, à la table réservée, l’enfant s’efforçant d’observer une correction qui paraissait en contradiction avec l’agitation de ses yeux noirs. La dame (le jeune baron ne faisait attention qu’à elle) était mise avec une élégance recherchée. En outre elle avait un type qu’il aimait beaucoup : c’était une de ces juives un peu grasses, à la veille de dépasser la maturité, manifestement passionnée, elle aussi, mais habile à cacher son tempérament derrière une mélancolie distinguée. Il ne put pas tout d’abord voir ses yeux, mais il admira la ligne bien formée des sourcils, s’arrondissant avec pureté au-dessus d’un nez délicat, qui, à vrai dire, trahissait la race, mais qui par sa noblesse rendait le profil de cette femme net et intéressant. Ses cheveux, comme tout ce qu’il y avait de féminin dans ce corps épanoui, étaient d’une luxuriance remarquable, et sa beauté, dans la fière conscience qu’elle avait d’être très admirée, paraissait rassasiée et orgueilleuse. Elle commanda le repas d’une voix très basse, rappela encore à l’ordre le gamin qui faisait du bruit en jouant avec sa fourchette, tout cela avec une apparente indifférence devant le regard glissant et prudent du baron, dont elle avait l’air de ne pas remarquer la présence, tandis qu’en réalité c’était la vigilance active de celui-ci qui lui imposait cette réserve soucieuse.

La figure assombrie du baron s’était tout à coup éclairée ; dans leur vie souterraine les nerfs se mirent à l’animer, firent disparaître les plis, tonifièrent les muscles, si bien que sa taille se redressa et que la lumière brilla dans ses yeux. Il n’était pas lui-même sans ressembler à ces femmes qui ont besoin de la présence d’un homme pour tirer de leur être tout leur pouvoir. Il lui fallait un excitant sensuel pour déployer toute la puissance de son énergie. Le chasseur flaira une proie. D’un air provocant son œil chercha à rencontrer le regard de la femme, ce regard qui, parfois, croisait le sien dans un coup d’œil luisant et indécis, mais qui ne lui donnait jamais une réponse claire. Autour de la bouche, il croyait découvrir comme la détente d’un sourire qui commence, mais tout cela était incertain et c’est cette incertitude qui l’excitait. La seule chose qui lui parût prometteuse était cette façon continuelle dont la femme dirigeait son regard à côté de lui, parce que c’était à la fois de la résistance et de la gêne – et aussi la nature étudiée de la conversation qu’elle avait avec l’enfant, conversation qui sans nul doute « devait » être entendue. Même la réserve forcée de cette attitude tranquille indiquait, il le sentait, un commencement d’inquiétude. Lui aussi était excité : la partie était engagée. Il traîna son dîner en longueur ; pendant une demi-heure, presque sans arrêt, il tint son regard fixé sur cette femme jusqu’à ce qu’il eût dessiné, pour ainsi dire, dans son esprit, chaque ligne de son visage et qu’il eût touché secrètement chaque partie de son corps épanoui. Au-dehors l’obscurité tombait lourdement ; les arbres soupiraient avec une peur enfantine lorsque les grands nuages pluvieux se mettaient à étendre vers eux leurs mains grises ; les ombres envahissaient de plus en plus la salle et les hommes semblaient de plus en plus oppressés par le silence. L’entretien de la mère avec son enfant devenait toujours plus affecté, plus artificiel. Le baron se rendit compte qu’il touchait à sa fin. Alors il résolut de faire un essai. Il se leva le premier et se dirigea à petits pas vers la porte, en jetant, au moment où il passait près d’elle, un long regard sur le paysage. Puis, brusquement, comme s’il avait oublié quelque chose, sa tête se retourna. Et ainsi il s’aperçut qu’elle le regardait avec des yeux pleins de vivacité.

Il attendit dans le hall. Elle vint bientôt après, tenant son enfant par la main ; elle feuilleta en passant les revues et montra au petit quelques images. Mais lorsque le baron alla vers la table, comme pour prendre une revue, mais en réalité pour pénétrer d’une façon plus profonde dans la lueur humide de ses yeux et peut-être même pour engager une conversation, elle se détourna, frappa légèrement sur l’épaule de son fils, en lui disant, en français : « Viens, Edgar, au lit ! » Puis elle passa froidement. Un peu déçu, le baron la regarda partir. Il avait compté que ce soir même il ferait sa connaissance, et cette manière brusque de s’en aller était pour lui une désillusion.