Il aurait aimé répondre quelque chose, mais c’eût été selon lui faire montre d’impolitesse, de trop de hardiesse devant ce beau monsieur inconnu, qui lui parlait d’un ton si amical. Jamais il n’avait été exubérant et il était vite embarrassé ; aussi, maintenant, le bonheur et la honte le remplissaient d’un trouble extrême. Il aurait tant aimé continuer l’entretien, mais il ne trouvait rien à dire. Heureusement que le grand chien jaune de l’hôtel, un saint-bernard, vint à passer ; il les flaira tous les deux et se laissa volontiers caresser.

— Aimes-tu les chiens ? demanda le baron.

— Oh ! oui, beaucoup ; bonne-maman en a un dans sa villa de Baden, près de Vienne, et quand nous y habitons il est avec moi toute la journée. Mais ce n’est qu’en été.

— Nous en avons chez nous, dans notre propriété, je crois bien deux douzaines. Je t’en donnerai un. Un brun avec des oreilles blanches, un tout jeune, veux-tu ?

L’enfant rougit de plaisir :

— Oh ! oui, fit-il aussitôt, d’une voix brûlante et avide. Mais ensuite une pensée se fit jour en lui, lui donnant un air anxieux et presque effrayé :

— Mais maman ne le permettra pas. Elle dit qu’elle ne veut pas de chien à la maison ; ils donnent trop de tracas.

Le baron sourit. Enfin la conversation se portait sur la maman.

— Ta maman est-elle si sévère ?

L’enfant réfléchit, regarda une seconde le monsieur, comme pour se demander si l’on pouvait déjà avoir confiance dans cet étranger. La réponse resta prudente :

— Non, ma maman n’est pas sévère. Maintenant, parce que je suis malade, elle me permet tout. Peut-être me permettra-t-elle même d’avoir un chien.

— Faut-il que je le lui demande ?

— Oh ! oui, je vous en prie – fit le gamin exultant de joie. Dans ce cas maman y consentira certainement. Et quel air a-t-il ? Il a les oreilles blanches, n’est-ce pas ? Sait-il apporter ?

— Oui, il sait tout faire.

Le baron sourit malgré lui à l’aspect des chaudes étincelles qu’il avait fait jaillir si vite dans les yeux de l’enfant. A présent la timidité du début était vaincue et la passion, qui avait été retenue par la crainte, déborda. L’enfant peureux et anxieux de tout à l’heure était devenu subitement un gamin plein de pétulance. Ah ! si sa mère était ainsi, pensa involontairement le baron, si elle était aussi ardente derrière sa réserve ! Mais, déjà, le gamin l’assaillait de questions :

— Comment s’appelle le chien ?

— Caro.

— Caro, – jubila l’enfant.

Malgré lui il riait et exultait à chaque parole, enivré par cet événement inattendu, par le fait de voir quelqu’ un s’occuper de lui amicalement. Le baron s’étonnait lui-même de son rapide succès et il résolut de battre le fer tant qu’il était chaud. Il invita l’enfant à faire avec lui un brin de promenade, et le pauvre diable, qui depuis des semaines portait en lui le désir affamé d’avoir un compagnon, fut ravi de cette offre. Ingénument il révélait tout ce que son nouvel ami cherchait à savoir de lui au moyen de menues questions, semblant toutes fortuites. Bientôt le baron fut parfaitement renseigné sur la famille d’Edgar ; il sut ainsi que l’enfant était le fils unique d’un avocat de Vienne, qui appartenait à la riche bourgeoisie israélite ; il eut vite appris que la mère n’était pas enchantée de son séjour au Semmering et qu’elle s’était plainte de l’absence d’une société sympathique ; il crut même pouvoir induire de la façon évasive avec laquelle Edgar lui répondit, lorsqu’il lui demanda si sa maman aimait beaucoup son papa, que là tout n’était pas idéal. Il avait presque honte de la facilité avec laquelle il arrachait à l’innocent enfant tous ces petits secrets de famille, car Edgar, très fier de voir que ce qu’il racontait était capable d’intéresser un adulte, ne cachait rien à son nouvel ami. Son cœur d’enfant battait d’orgueil à la pensée d’être vu publiquement dans une parfaite intimité avec une grande personne (le baron, en marchant, lui avait mis son bras sur l’épaule) et, peu à peu, il oubliait qu’il n’était qu’un enfant et il caquetait librement et sans retenue, comme s’il eût parlé à quelqu’un de son âge. Ainsi que la conversation le montrait, Edgar était très intelligent, un peu précoce même, comme la plupart des enfants maladifs qui sont restés longtemps dans la société des adultes, et ses sympathies ou ses antipathies atteignaient un degré de passion extraordinaire. Il ne paraissait jamais garder la mesure ; il parlait de chaque personne ou de chaque objet soit avec enthousiasme, soit avec une haine si violente qu’elle tordait son visage et lui donnait presque un aspect méchant et hideux. Quelque chose de sauvage et de primesautier, qui provenait peut-être de la maladie qu’il venait de surmonter, mettait dans ses paroles une ardeur fanatique et il semblait que sa gaucherie n’était qu’une crainte, péniblement refrénée, de sa passion.

Au bout d’une demi-heure, le baron était maître de ce cœur brûlant et agité. Il est si facile de tromper un enfant, ces naïfs dont on recherche si rarement l’amour ! Le baron n’avait qu’à se reporter à son propre passé pour trouver tout naturel que le gamin ne vît plus en lui qu’un camarade et qu’au bout de quelques minutes il eût perdu le sentiment de la distance qu’il y avait entre eux. Il était si heureux d’avoir trouvé soudain dans cet endroit solitaire un ami, et quel ami ! Il les oubliait tous, les petits garçons de Vienne, avec leurs voix fluettes, leurs bavardages sans expérience ; cette heure unique et nouvelle avait suffi pour noyer leur image et leur souvenir. Toute sa passion enthousiaste appartenait à présent à ce nouvel ami, son grand ami, et son cœur se dilata de fierté lorsque celui-ci, au moment du départ, l’invita à revenir le lendemain matin et qu’ensuite il lui fit signe de loin, tout comme un frère.