César, à qui l’amour inspira la plus excessive ambition, acheta le fonds de la Reine des Roses et le transporta près de la place Vendôme, dans une belle maison. Agé de vingt et un ans seulement, marié à une belle femme adorée, possesseur d’un établissement dont il avait payé le prix aux trois quarts, il dut voir et vit l’avenir en beau, surtout en mesurant le chemin fait depuis son point de départ. Roguin, notaire des Ragon, le rédacteur du contrat de mariage, donna de sages conseils au nouveau parfumeur en l’empêchant d’achever le payement du fonds avec la dot de sa femme.
— Gardez donc des fonds pour faire quelques bonnes entreprises, mon garçon, lui avait-il dit.
Birotteau regarda le notaire avec admiration, prit l’habitude de le consulter, et s’en fit un ami. Comme Ragon et Pillerault, il eut tant de foi dans le notariat, qu’il se livrait alors à Roguin sans se permettre un soupçon. Grâce à ce conseil, César, muni des onze mille francs de Constance pour commencer les affaires, n’eût pas alors échangé son avoir contre celui du premier Consul, quelque brillant que parût être l’avoir de Napoléon. D’abord, Birotteau n’eut qu’une cuisinière, il se logea dans l’entresol situé au-dessus de sa boutique, espèce de bouge assez bien décoré par un tapissier, et où les nouveaux mariés entamèrent une éternelle lune de miel. Madame César apparut comme une merveille dans son comptoir. Sa beauté célèbre eut une énorme influence sur la vente, il ne fut question que de la belle madame Birotteau parmi les élégants de l’Empire. Si César fut accusé de royalisme, le monde rendit justice à sa probité ; si quelques marchands voisins envièrent son bonheur, il passa pour en être digne. Le coup de feu qu’il avait reçu sur les marches de Saint-Roch lui donna la réputation d’un homme mêlé aux secrets de la politique et celle d’un homme courageux, quoiqu’il n’eût aucun courage militaire au cœur et nulle idée politique dans la cervelle. Sur ces données, les honnêtes gens de l’arrondissement le nommèrent capitaine de la garde nationale, mais il fut cassé par Napoléon qui, selon Birotteau, lui gardait rancune de leur rencontre en vendémiaire. César eut alors à bon marché un vernis de persécution qui le rendit intéressant aux yeux des opposants, et lui fit acquérir une certaine importance.
Voici quel fut le sort de ce ménage constamment heureux par les sentiments, agité seulement par les anxiétés commerciales.
Pendant la première année, César Birotteau mit sa femme au fait de la vente et du détail des parfumeries, métier auquel elle s’entendit admirablement bien ; elle semblait avoir été créée et mise au monde pour ganter les chalands. Cette année finie, l’inventaire épouvanta l’ambitieux parfumeur : tous frais prélevés, en vingt ans à peine aurait-il gagné le modeste capital de cent mille francs, auquel il avait chiffré son bonheur. Il résolut alors d’arriver à la fortune plus rapidement, et voulut d’abord joindre la fabrication au détail. Contre l’avis de sa femme, il loua une baraque et des terrains dans le faubourg du Temple, et y fit peindre en gros caractères : FABRIQUE DE CÉSAR BIROTTEAU. Il débaucha de Grasse un ouvrier avec lequel il commença de compte à demi quelques fabrications de savon, d’essences et d’eau de Cologne. Son association avec cet ouvrier ne dura que six mois, et se termina par des pertes qu’il supporta seul. Sans se décourager, Birotteau voulut obtenir un résultat à tout prix, uniquement pour ne pas être grondé par sa femme, à laquelle il avoua plus tard qu’en ce temps de désespoir la tête lui bouillait comme une marmite, et que plusieurs fois, n’était ses sentiments religieux, il se serait jeté dans la Seine. Désolé de quelques expériences infructueuses, il flânait un jour le long des boulevards en revenant dîner, car le flâneur parisien est aussi souvent un homme au désespoir qu’un oisif. Parmi quelques livres à six sous étalés dans une manne à terre, ses yeux furent saisis par ce titre jaune de poussière : Abdecker ou l’Art de conserver la Beauté. Il prit ce prétendu livre arabe, espèce de roman fait par un médecin du siècle précédent, et tomba sur une page où il s’agissait de parfums. Appuyé sur un arbre du boulevard pour feuilleter le livre, il lut une note où l’auteur expliquait la nature du derme et de l’épiderme, et démontrait que telle pâte ou tel savon produisait un effet souvent contraire à celui qu’on en attendait, si la pâte et le savon donnaient du ton à la peau qui voulait être relâchée, ou relâchaient la peau qui exigeait des toniques. Birotteau acheta ce livre où il vit une fortune. Néanmoins, peu confiant dans ses lumières, il alla chez un chimiste célèbre, Vauquelin, auquel il demanda tout naïvement les moyens de composer un double cosmétique qui produisît des effets appropriés aux diverses natures de l’épiderme humain. Les vrais savants, ces hommes si réellement grands en ce sens qu’ils n’obtiennent jamais de leur vivant le renom par lequel leurs immenses travaux inconnus devraient être payés, sont presque tous serviables et sourient aux pauvres d’esprit. Vauquelin protégea donc le parfumeur, lui permit de se dire l’inventeur d’une pâte pour blanchir les mains et dont il lui indiqua la composition. Birotteau appela ce cosmétique la Double Pâte des Sultanes. Afin de compléter l’œuvre, il appliqua le procédé de la pâte pour les mains à une eau pour le teint qu’il nomma l’Eau Carminative. Il imita dans sa partie le système du Petit-Matelot, il déploya, le premier d’entre les parfumeurs, ce luxe d’affiches, d’annonces et de moyens de publication que l’on nomme peut-être injustement charlatanisme.
La Pâte des Sultanes et l’Eau Carminative se produisirent dans l’univers galant et commercial par des affiches coloriées, en tête desquelles étaient ces mots : Approuvées par l’Institut ! Cette formule, employée pour la première fois, eut un effet magique. Non-seulement la France, mais le continent fut pavoisé d’affiches jaunes, rouges, bleues, par le souverain de la Reine des Roses qui tenait, fournissait et fabriquait, à des prix modérés, tout ce qui concernait sa partie.
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