Il m’aime mieux que ses yeux, il s’aveuglerait pour moi. Pendant dix-neuf ans, il n’a jamais proféré de parole plus haut que l’autre, parlant à ma personne. Sa fille ne passe qu’après moi. Mais Césarine est là, Césarine ! Césarine ! Il n’a jamais eu de pensée qu’il ne me l’ait dite. Il avait bien raison, quand il venait au PETIT MATELOT, de prétendre que je ne le connaîtrais qu’à l’user. Et plus là !... voilà de l’extraordinaire.
Elle tourna péniblement la tête et regarda furtivement a travers sa chambre, alors pleine de ces pittoresques effets de nuit qui font le désespoir du langage, et semblent appartenir exclusivement au pinceau des peintres de genre. Par quels mots rendre les effroyables zigzags que produisent les ombres portées, les apparences fantastiques des rideaux bombés par le vent, les jeux de la lumière incertaine que projette la veilleuse dans les plis du calicot rouge, les flammes que vomit une patère dont le centre rutilant ressemble à l’œil d’un voleur, l’apparition d’une robe agenouillée, enfin toutes les bizarreries qui effraient l’imagination au moment où elle n’a de puissance que pour percevoir des douleurs et pour les agrandir. Madame Birotteau crut voir une forte lumière dans la pièce qui précédait sa chambre, et pensa tout à coup au feu ; mais en apercevant un foulard rouge, qui lui parut être une mare de sang répandu, les voleurs l’occupèrent exclusivement, surtout quand elle voulut trouver les traces d’une lutte dans la manière dont les meubles étaient placés. Au souvenir de la somme qui était en caisse, une crainte généreuse éteignit les froides ardeurs du cauchemar ; elle s’élança tout effarée, en chemise, au milieu de sa chambre, pour secourir son mari, qu’elle supposait aux prises avec des assassins.
— Birotteau ! Birotteau ! cria-t-elle enfin d’une voix pleine d’angoisses.
Elle trouva le marchand parfumeur au milieu de la pièce voisine, une aune à la main et mesurant l’air, mais si mal enveloppé dans sa robe de chambre d’indienne verte, à pois couleur chocolat, que le froid lui rougissait les jambes sans qu’il le sentît, tant il était préoccupé. Quand César se retourna pour dire à sa femme : — Eh bien ! que veux-tu, Constance ? son air, comme celui des hommes distraits par des calculs, fut si exorbitamment niais, que madame Birotteau se mit à rire.
— Mon Dieu, César, es-tu original comme ça ! dit-elle. Pourquoi me laisses-tu seule sans me prévenir ? J’ai manqué mourir de peur, je ne savais quoi m’imaginer. Que fais-tu donc là, ouvert à tous vents ? Tu vas t’enrhumer comme un loup. M’entends-tu, Birotteau ?
— Oui, ma femme, me voilà, répondit le parfumeur en rentrant dans la chambre.
— Allons, arrive donc te chauffer, et dis-moi quelle lubie tu as, reprit madame Birotteau en écartant les cendres du feu, qu’elle s’empressa de rallumer. Je suis gelée. Étais-je bête de me lever en chemise ! Mais j’ai vraiment cru qu’on t’assassinait.
Le marchand posa son bougeoir sur la cheminée, s’enveloppa dans sa robe de chambre, et alla chercher machinalement à sa femme un jupon de flanelle.
— Tiens, mimi, couvre-toi donc, dit-il. Vingt-deux sur dix-huit, reprit-il en continuant son monologue, nous pouvons avoir un superbe salon.
— Ah çà, Birotteau, te voilà donc en train de devenir fou ? rêves-tu ?
— Non, ma femme, je calcule.
— Pour faire tes bêtises, tu devrais bien au moins attendre le jour, s’écria-t-elle en rattachant son jupon sous sa camisole pour aller ouvrir la porte de la chambre où couchait sa fille.
— Césarine dort, dit-elle, elle ne nous entendra point. Voyons, Birotteau, parle donc. Qu’as-tu ?
— Nous pouvons donner le bal.
— Donner un bal ! nous ? Foi d’honnête femme, tu rêves, mon cher ami.
— Je ne rêve point, ma belle biche blanche. Écoute ? il faut toujours faire ce qu’on doit relativement à la position où l’on se trouve. Le gouvernement m’a mis en évidence, j’appartiens au gouvernement ; nous sommes obligés d’en étudier l’esprit et d’en favoriser les intentions en les développant. Le duc de Richelieu vient de faire cesser l’occupation de la France. Selon monsieur de La Billardière, les fonctionnaires qui représentent la ville de Paris doivent se faire un devoir, chacun dans la sphère de ses influences, de célébrer la libération du territoire. Témoignons un vrai patriotisme qui fera rougir celui des soi-disant libéraux, ces damnés intrigants, hein ? Crois-tu que je n’aime pas mon pays ? Je veux montrer aux libéraux, à mes ennemis, qu’aimer le roi, c’est aimer la France !
— Tu crois donc avoir des ennemis, mon pauvre Birotteau ?
— Mais oui, ma femme, nous avons des ennemis. Et la moitié de nos amis dans le quartier sont nos ennemis. Ils disent tous : Birotteau a la chance, Birotteau est un homme de rien, le voilà cependant adjoint, tout lui réussit. Eh bien ! ils vont être encore joliment attrapés. Apprends la première que je suis chevalier de la Légion-d’Honneur : le roi a signé hier l’ordonnance.
— Oh ! alors, dit madame Birotteau tout émue, faut donner le bal, mon bon ami. Mais qu’as-tu donc tant fait pour avoir la croix ?
— Quand hier monsieur de La Billardière m’a dit cette nouvelle, reprit Birotteau embarrassé, je me suis aussi demandé, comme toi, quels étaient mes titres ; mais en revenant j’ai fini par les reconnaître et par approuver le gouvernement. D’abord, je suis royaliste, j’ai été blessé à Saint-Roch en vendémiaire, n’est-ce pas quelque chose que d’avoir porté les armes dans ce temps-là pour la bonne cause ? Puis, selon quelques négociants, je me suis acquitté de mes fonctions consulaires à la satisfaction générale.
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