Voilà deux mois que je la chiffre. Sans en avoir l’air, je prends des informations sur les constructions, au bureau de la ville, chez des architectes et chez des entrepreneurs. Monsieur Rohault, le jeune architecte qui va remanier notre appartement, est désespéré de ne pas avoir d’argent pour se mettre dans notre spéculation.
— Il y aura des constructions à faire, il vous y pousse pour vous gruger.
— Peut-on attraper des gens comme Pillerault, comme Charles Claparon et Roguin ? Le gain est sûr comme celui de la Pâte des Sultanes, vois-tu ?
— Mais, mon cher ami, qu’a donc besoin Roguin de spéculer, s’il a sa charge payée et sa fortune faite ? Je le vois quelquefois passer plus soucieux qu’un ministre d’État, avec un regard en dessous que je n’aime pas : il cache des soucis. Sa figure est devenue, depuis cinq ans, celle d’un vieux débauché. Qui te dit qu’il ne lèvera pas le pied quand il aura vos fonds en main ? Cela s’est vu. Le connaissons-nous bien ? Il a beau depuis quinze ans être notre ami, je ne mettrais pas ma main au feu pour lui. Tiens, il est punais et ne vit pas avec sa femme, il doit avoir des maîtresses qu’il paie et qui le ruinent ; je ne trouve pas d’autre cause à sa tristesse. Quand je fais ma toilette, je regarde à travers les persiennes, je le vois rentrer à pied chez lui, le matin, revenant d’où ? personne ne le sait. Il me fait l’effet d’un homme qui a un ménage en ville, qui dépense de son côté, madame du sien. Est-ce la vie d’un notaire ? S’ils gagnent cinquante mille francs et qu’ils en mangent soixante, en vingt ans on voit la fin de sa fortune, on se trouve nus comme de petits saint Jean ; mais comme on s’est habitué à briller, on dévalise ses amis sans pitié : charité bien ordonnée commence par soi-même. Il est intime avec ce petit gueux de du Tillet, notre ancien commis, je ne vois rien de bon dans cette amitié. S’il n’a pas su juger du Tillet, il est bien aveugle ; s’il le connaît, pourquoi le choye-t-il tant ? tu me diras que sa femme aime du Tillet ? eh bien ! je n’attends rien de bon d’un homme qui n’a pas d’honneur à l’égard de sa femme. Enfin les possesseurs actuels de ces terrains sont donc bien bêtes de donner pour cent sous ce qui vaut cent francs ? Si tu rencontrais un enfant qui ne sût pas ce que vaut un louis, ne lui en dirais-tu pas la valeur ? Votre affaire me fait l’effet d’un vol, à moi, soit dit sans t’offenser.
— Mon Dieu ! que les femmes sont quelquefois drôles, et comme elles brouillent toutes les idées ! Si Roguin n’était rien dans l’affaire, tu me dirais : Tiens, tiens, César, tu fais une affaire où Roguin n’est pas ; elle ne vaut rien. A cette heure, il est là comme une garantie, et tu me dis...
— Non, c’est un monsieur Claparon.
— Mais un notaire ne peut pas être en nom dans une spéculation.
— Pourquoi fait-il alors une chose que lui interdit la loi ? Que me répondras-tu, toi qui ne connais que la loi ?
— Laisse-moi donc continuer. Roguin s’y met, et tu me dis que l’affaire ne vaut rien ? Est-ce raisonnable ? Tu me dis encore : Il fait une chose contre la loi. Mais il s’y mettra ostensiblement s’il le faut. Tu me dis maintenant : Il est riche. Ne peut-on pas m’en dire autant à moi ? Ragon et Pillerault seraient-ils bien venus à me dire : Pourquoi faites-vous cette affaire, vous qui avez de l’argent comme un marchand de cochons ?
— Les commerçants ne sont pas dans la position des notaires, dit madame Birotteau.
— Enfin, ma conscience est bien intacte, dit César en continuant. Les gens qui vendent, vendent par nécessité ; nous ne les volons pas plus qu’on ne vole ceux à qui on achète des rentes à soixante-quinze. Aujourd’hui, nous acquérons les terrains à leur prix d’aujourd’hui ; dans deux ans, ce sera différent, comme pour les rentes. Sachez, Constance-Barbe-Joséphine Pillerault, que vous ne prendrez jamais César Birotteau à faire une action qui soit contre la plus rigide probité, ni contre la loi, ni contre la conscience, ni contre la délicatesse. Un homme établi depuis dix-huit ans être soupçonné d’improbité dans son ménage !
— Allons, calme-toi, César ! Une femme qui vit avec toi depuis ce temps connaît le fond de ton âme. Tu es le maître, après tout. Cette fortune, tu l’as gagnée, n’est-ce pas ? elle est à toi, tu peux la dépenser. Nous serions réduites à la dernière misère, ni moi ni ta fille nous ne te ferions un seul reproche. Mais écoute : quand tu inventais ta Pâte des Sultanes et ton Eau Carminative, que risquais-tu ? des cinq à six mille francs. Aujourd’hui, tu mets toute ta fortune sur un coup de cartes, tu n’es pas seul à le jouer, tu as des associés qui peuvent se montrer plus fins que toi. Donne ton bal, renouvelle ton appartement, fais dix mille francs de dépense, c’est inutile, ce n’est pas ruineux. Quant à ton affaire de la Madeleine, je m’y oppose formellement. Tu es parfumeur, sois parfumeur, et non pas revendeur de terrains.
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