Mais pour ceux qui, comme moi, avaient pu pénétrer plus avant dans les profondeurs de cette âme curieuse et malade, il était infiniment plus probable que le Prince voulait juger de la valeur des talents scéniques d’un homme condamné à mort. Il voulait profiter de l’occasion pour faire une expérience physiologique d’un intérêt capital, et vérifier jusqu’à quel point les facultés habituelles d’un artiste pouvaient être altérées ou modifiées par la situation extraordinaire où il se trouvait ; au-delà, existait-il dans son âme une intention plus ou moins arrêtée de clémence ? C’est un point qui n’a jamais pu être éclairci.
Enfin, le grand jour arrivé, cette petite cour déploya toutes ses pompes, et il serait difficile de concevoir, à moins de l’avoir vu, tout ce que la classe privilégiée d’un petit État, à ressources restreintes, peut montrer de splendeurs pour une vraie solennité. Celle-là était doublement vraie, d’abord par la magie du luxe étalé, ensuite par l’intérêt moral et mystérieux qui y était attaché.
Le sieur Fancioulle excellait surtout dans les rôles muets ou peu chargés de paroles, qui sont sစouvent les principaux dans ces drames féeriques dont l’objet est de représenter symboliquement le mystère de la vie. Il entra en scène légèrement et avec une aisance parfaite, ce qui contribua à fortifier, dans le noble public, l’idée de douceur et de pardon.
Quand on dit d’un comédien : « Voilà un bon comédien », on se sert d’une formule qui implique que sous le personnage se laisse encore deviner le comédien, c’est-à-dire l’art, l’effort, la volonté. Or, si un comédien arrivait à être, relativement au personnage qu’il est chargé d’exprimer, ce que les meilleures statues de l’antiquité, miraculeusement animées, vivantes, marchantes, voyantes, seraient relativement à l’idée générale et confuse de beauté, ce serait là, sans doute, un cas singulier et tout à fait imprévu. Fancioulle fut, ce soir-là, une parfaite idéalisation, qu’il était impossible de ne pas supposer vivante, possible, réelle. Ce bouffon allait, venait, riait, pleurait, se convulsait, avec une indestructible auréole autour de la tête, auréole invisible pour tous, mais visible pour moi, et où se mêlaient, dans un étrange amalgame, les rayons de l’Art et la gloire du Martyre. Fancioulle introduisait, par je ne sais quelle grâce spéciale, le divin et le surnaturel, jusque dans les plus extravagantes bouffonneries. Ma plume tremble, et des larmes d’une émotion toujours présente me montent aux yeux pendant que je cherche à vous décrire cette inoubliable soirée. Fancioulle me prouvait, d’une manière péremptoire, irréfutable, que l’ivresse de l’Art est plus apte que toute autre à voiler les terreurs du gouffre ; que le génie peut jouer la comédie au bord de la tombe avec une joie qui l’empêche de voir la tombe, perdu, comme il est, dans un paradis excluant toute idée de tombe et de destruction.
Tout ce public, si blasé et frivole qu’il pût être, subit bientôt la toute-puissante domination de l’artiste. Personne ne rêva plus de mort, de deuil, ni de supplices. Chacun s’abandonna, sans inquiétude, aux voluptés multipliées que donne la vue d’un chef-d’œuvre d’art vivant. Les explosions de la joie et de l’admiration ébranlèrent à plusieurs reprises les voûtes de l’édifice avec l’énergie d’un tonnerre continu. Le Prince lui-même, enivré, mêla ses applaudissements à ceux de sa cour.
Cependant, pour un œil clairvoyant, son ivresse, à lui, n’était pas sans mélange. Se sentait-il vaincu dans son pouvoir de despote ? humilié59 dans son art de terrifier les cœurs et d’engourdir les esprits ? frustré60 de ses espérances et bafoué dans ses prévisions ? De telles suppositions non exactement justifiées, mais non absolument injustifiables, traversèrent mon esprit pendant que je contemplais le visage du Prince, sur lequel une pâleur nouvelle s’ajoutait sans cesse à sa pâleur habituelle, comme la neige s’ajoute à la neige. Ses lèvres se resserraient de plus en plus, et ses yeux s’éclairaient d’un feu intérieur semblable à celui de la jalousie et de la rancune, même pendant qu’il applaudissait ostensiblement les talents de son vieil ami, l’étrange bouffon, qui bougonnait si bien la mort61. À un certain moment, je vis Son Altesse se pencher vers un petit page, placé derrière elle, et lui parler à l’oreille. La physionomie espiègle du joli enfant s’illumina dစ’un sourire ; et puis il quitta vivement la loge princière comme pour s’acquitter d’une commission urgente.
Quelques minutes plus tard un coup de sifflet aigu, prolongé, interrompit Fancioulle dans un de ses meilleurs moments, et déchira à la fois les oreilles et les cœurs. Et de l’endroit de la salle d’où avait jailli cette désapprobation inattendue, un enfant se précipitait dans un corridor avec des rires étouffés.
Fancioulle, secoué, réveillé dans son rêve, ferma d’abord les yeux, puis les rouvrit presque aussitôt, démesurément agrandis, ouvrit ensuite la bouche comme pour respirer convulsivement, chancela un peu en avant, un peu en arrière, et puis tomba roide mort sur les planches.
Le sifflet, rapide comme un glaive, avait-il réellement frustré le bourreau ? Le Prince avait-il lui-même deviné toute l’homicide efficacité de sa ruse ? Il est permis d’en douter. Regretta-t-il son cher et inimitable Fancioulle ? Il est doux et légitime de le croire.
Les gentilshommes coupables avaient joui pour la dernière fois du spectacle de la comédie. Dans la même nuit ils furent effacés de la vie62.
Depuis lors, plusieurs mimes, justement appréciés dans différents pays, sont venus jouer devant la cour de *** ; mais aucun d’eux n’a pu rappeler les merveilleux talents de Fancioulle, ni s’élever jusqu’à la même faveur.
XXVIII
LA FAUSSE MONNAIE63
Comme nous nous éloignions du bureau de tabac, mon ami fit un soigneux64 triage de sa monnaie ; dans la poche gauche de son gilet il glissa de petites pièces d’or ; dans la droite, de petites pièces d’argent ; dans la poche gauche de sa culotte, une masse de gros sols65, et enfin, dans la droite, une pièce d’argent de deux francs qu’il avait particulièrement examinée.
« Singulière et minutieuse répartition ! » me dis-je en moi-même.
Nous fîmes la rencontre d’un pauvre qui nous tendit sa casquette en tremblant. — Je ne connais rien de plus inquiétant que l’éloquence muette de ces yeux suppliants, qui contiennent à la fois, pour l’homme sensible qui sait y lire, tant d’humilité, tant de reproches. Il y trouve66 quelque chose approchanစt cette profondeur de sentiment compliqué, dans les yeux larmoyants des chiens qu’on fouette.
L’offrande de mon ami fut beaucoup plus considérable que la mienne, et je lui dis : « Vous avez raison ; après le plaisir d’être étonné, il n’en est pas de plus grand que celui de causer une surprise. — C’était la pièce fausse », me répondit-il tranquillement, comme pour se justifier de sa prodigalité.
Mais dans mon misérable cerveau, toujours occupé à chercher midi à quatorze heures (de quelle fatigante faculté la nature m’a fait cadeau !), entra soudainement cette idée qu’une pareille conduite, de la part de mon ami, n’était excusable que par le désir de créer un événement dans la vie de ce pauvre diable, peut-être même de connaître les conséquences diverses, funestes ou autres, que peut engendrer une pièce fausse dans la main d’un mendiant. Ne pouvait-elle pas se multiplier en pièces vraies ? ne pouvait-elle pas aussi le conduire en prison ? Un cabaretier, un boulanger, par exemple, allait peut-être le faire arrêter comme faux-monnayeur ou comme propagateur de fausse monnaie. Tout aussi bien la pièce fausse serait peut-être, pour un pauvre petit spéculateur67, le germe d’une richesse de quelques jours. Et ainsi ma fantaisie allait son train, prêtant des ailes à l’esprit de mon ami et tirant toutes les déductions possibles de toutes les hypothèses possibles.
Mais celui-ci rompit brusquement ma rêverie en reprenant mes propres paroles : « Oui, vous avez raison ; il n’est pas de plaisir plus doux que de surprendre un homme en lui donnant plus qu’il n’espère. »
Je le regardai dans le blanc des yeux, et je fus épouvanté de voir que ses yeux brillaient d’une incontestable candeur. Je vis alors clairement qu’il avait voulu faire à la fois la charité et une bonne affaire ; gagner quarante sols et le cœur de Dieu ; emporter le paradis économiquement ; enfin attraper gratis un brevet d’homme charitable. Je lui aurais presque pardonné le désir de la criminelle jouissance dont je le supposais tout à l’heure capable ; j’aurais trouvé curieux, singulier, qu’il s’amusât à compromettre les pauvres ; mais je ne lui pardonnerai jamais l’ineptie de son calcul. On n’est jamais excusable d’être méchant, mais il y a quelque mérite à savoir qu’on l’est ; et le plus irréparable des vices est de faire le mal par bêtise.
XXIX
LE JOUEUR GÉNÉREUX68
Hier, à travers la foule du boulevard, je me sentis frôlé par un Être mystérieux que j’avais toujours désiré connaître, et que je reconnus tout de suite, quoique je ne l’eusse jamais vu.
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