Elle m’a tenu ainsi longtemps en extase. Elle avait une manière douce, rêveuse, anglaise et romanesque de dire : « J’ai faim ! » Et elle répétait ces mots jour et nuit en montrant les plus jolies dents du monde, qui vous eussent attendris et égayés à la fois. — J’aurais pu faire ma fortune en la montrant dans les foires comme monstre polyphage. Je la nourrissais bien ; et cependant elle m’a quitté… — Pour un fournisseur aux vivres, sans doute ? — Quelque chose d’approchant, une espèce d’employé dans l’intendance qui, par quelque tour de bâton à lui connu, fournit peut-être à cette pauvre enfant la ration de plusieurs soldats. C’est du moins ce que j’ai supposé.
— Moi, dit le quatrième, j’စai enduré des souffrances atroces par le contraire de ce qu’on reproche en général à l’égoïste femelle. Je vous trouve mal venus, trop fortunés mortels, à vous plaindre des imperfections de vos maîtresses ! »
Cela fut dit d’un ton fort sérieux, par un homme d’un aspect doux et posé, d’une physionomie presque cléricale, malheureusement illuminée par des yeux d’un gris clair, de ces yeux dont le regard dit : « Je veux ! » ou : « Il faut ! » ou bien : « Je ne pardonne jamais ! »
« Si, nerveux comme je vous connais, vous, G…, lâches et légers comme vous êtes, vous deux, K… et J…, vous aviez été accouplés à une certaine femme de ma connaissance, ou vous vous seriez enfuis, ou vous seriez morts. Moi, j’ai survécu, comme vous voyez. Figurez-vous une personne incapable de commettre une erreur de sentiment ou de calcul ; figurez-vous une sérénité désolante de caractère ; un dévouement sans comédie et sans emphase ; une douceur sans faiblesse ; une énergie sans violence. L’histoire de mon amour ressemble à un interminable voyage sur une surface pure et polie comme un miroir, vertigineusement monotone, qui aurait réfléchi tous mes sentiments et mes gestes avec l’exactitude ironique de ma propre conscience, de sorte que je ne pouvais pas me permettre un geste ou un sentiment déraisonnable sans apercevoir immédiatement le reproche muet de mon inséparable spectre. L’amour m’apparaissait comme une tutelle. Que de sottises elle m’a empêché de faire, que je regrette de n’avoir pas commises ! Que de dettes payées malgré moi ! Elle me privait de tous les bénéfices que j’aurais pu tirer de ma folie personnelle. Avec une froide et infranchissable règle, elle barrait tous mes caprices. Pour comble d’horreur, elle n’exigeait pas de reconnaissance, le danger passé. Combien de fois ne me suis-je pas retenu de lui sauter à la gorge, en lui criant : « Sois donc imparfaite, misérable ! afin que je puisse t’aimer sans malaise et sans colère ! » Pendant plusieurs années, je l’ai admirée, le cœur plein de haine. Enfin, ce n’est pas moi qui en suis mort !
— Ah ! firent les autres, elle est donc morte ?
— Oui ! cela ne pouvait continuer ainsi. L’amour était devenu pour moi un cauchemar accablant. Vaincre ou mourir, comme dit la Politique, telle était l’alternative que m’imposait la destinée ! Un soir, dans un bois… au bord d’une mare… après une mélancolique promenade où ses yeux, à elle, réfléchissaient la douceur du ciel, et où mon cœur, à moi, était crispé comme l’enfer…
— Quoi !
— Comment !
— Que voulez-vous dire ?
— C’était inévitable. J’ai trop le sentiment de l’équité pour battre, outrager ou congédier un serviteur irréprochable. Mais il fallait accorder ce sentiment avec l’horreur que cet être m’inspirait ; me débarrasser de cet être sans lui manquer de respect. Que vouliez-vous que je fisse d’elle, puisqu’elle était parfaite ? »
Les trois autres compagnons regardèrent celui-ci avec un regard vague et légèrement hébété, comme feignant de ne pas comprendre et comme avouant implicitement qu’ils ne se sentaient pas, quant à eux, capables d’une action aussi rigoureuse, quoique sစuffisamment expliquée d’ailleurs.
Ensuite on fit apporter de nouvelles bouteilles, pour tuer le Temps qui a la vie si dure, et accélérer la vie qui coule si lentement.
XLIII
LE GALANT TIREUR110
Comme la voiture traversait le bois, il la fit arrêter dans le voisinage d’un tir, disant qu’il lui serait agréable de tirer quelques balles pour tuer le Temps. Tuer ce monstre-là, n’est-ce pas l’occupation la plus ordinaire et la plus légitime de chacun ? — Et il offrit galamment la main à sa chère, délicieuse et exécrable femme, à cette mystérieuse femme à laquelle il doit tant de plaisirs, tant de douleurs, et peut-être aussi une grande partie de son génie.
Plusieurs balles frappèrent loin du but proposé ; l’une d’elles s’enfonça même dans le plafond ; et comme la charmante créature riait follement, se moquant de la maladresse de son époux, celui-ci se tourna brusquement vers elle, et lui dit : « Observez cette poupée, là-bas, à droite, qui porte le nez en l’air et qui a la mine si hautaine. Eh bien ! cher ange, je me figure que c’est vous ». Et il ferma les yeux et il lâcha la détente. La poupée fut nettement décapitée.
Alors s’inclinant vers sa chère, sa délicieuse, son exécrable femme, son inévitable et impitoyable Muse, et lui baisant respectueusement la main, il ajouta : « Ah ! mon cher ange, combien je vous remercie de mon adresse ! »
XLIV
LA SOUPE ET LES NUAGES111
Ma petite folle bien-aimée me donnait à dîner, et par la fenêtre ouverte de la salle à manger je contemplais les mouvantes architectures que Dieu fait avec les vapeurs, les merveilleuses constructions de l’impalpable. Et je me disais, à travers ma contemplation : « — Toutes ces fantasmagories sont presque aussi belles que les yeux de ma belle bien-aimée, la petite folle monstrueuse aux yeux verts. »
Et tout à coup je reçus un violent coup de poing dans le dos, et j’entendis une voix rauque et charmante, une voix hystérique et comme enrouée par l’eau-de-vie, la voix de ma chère petite bien-aimée, qui disait : « — Allez-စvous bientôt manger votre soupe, s.... b.....112 de marchand de nuages ? »
XLV
LE TIR ET LE CIMETIÈRE113
— À la vue du cimetière, Estaminet. — « Singulière enseigne, — se dit notre promeneur, — mais bien faite pour donner soif ! À coup sûr, le maître de ce cabaret sait apprécier Horace et les poètes élèves d’Épicure. Peut-être même connaît-il le raffinement profond des anciens Égyptiens, pour qui il n’y avait pas de bon festin sans squelette, ou sans un emblème quelconque de la brièveté de la vie ».
Et il entra, but un verre de bière en face des tombes, et fuma lentement un cigare. Puis, la fantaisie le prit de descendre dans ce cimetière, dont l’herbe était si haute et si invitante, et où régnait un si riche soleil.
En effet, la lumière et la chaleur y faisaient rage, et l’on eût dit que le soleil ivre se vautrait tout de son long sur un tapis de fleurs magnifiques engraissées par la destruction. Un immense bruissement de vie remplissait l’air, — la vie des infiniment petits, — coupé à intervalles réguliers par la crépitation des coups de feu d’un tir voisin, qui éclataient comme l’explosion des bouchons de champagne dans le bourdonnement d’une symphonie en sourdine.
Alors, sous le soleil qui lui chauffait le cerveau et dans l’atmosphère des ardents parfums de la Mort, il entendit une voix chuchoter sous la tombe où il s’était assis. Et cette voix disait : « Maudites soient vos cibles et vos carabines, turbulents vivants, qui vous souciez si peu des défunts et de leur divin repos ! Maudites soient vos ambitions, maudits soient vos calculs, mortels impatients, qui venez étudier l’art de tuer auprès114 du sanctuaire de la Mort ! Si vous saviez comme le prix est facile à gagner, comme le but est facile à toucher, et combien tout est néant, excepté la Mort, vous ne vous fatigueriez pas tant, laborieux vivants, et vous troubleriez moins souvent le sommeil de ceux qui depuis longtemps ont mis dans le But, dans le seul vrai but de la détestable vie ! »
XLVI
PERTE D’AURÉOLE115စa>
« Eh ! quoi ! vous ici, mon cher ? Vous, dans un mauvais lieu ! vous, le buveur de quintessences ! vous, le mangeur d’ambroisie ! En vérité, il y a là de quoi me surprendre.
— Mon cher, vous connaissez ma terreur des chevaux et des voitures. Tout à l’heure, comme je traversais le boulevard, en grande hâte, et que je sautillais dans la boue, à travers ce chaos mouvant où la mort arrive au galop de tous les côtés à la fois, mon auréole, dans un mouvement brusque, a glissé de ma tête dans la fange du macadam.
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