Elle endort les plus cruels maux

Et contient toutes les extases ;

Pour dire les plus longues phrases,

Elle n'a plus besoin de mots.


 

Non, il n'est pas d'archet qui morde

Sur mon cœur, parfait instrument,

Et fasse plus royalement

Chanter sa plus vibrante corde,


 

Que ta voix, chat mystérieux,

Chat séraphique, chat étrange,

En qui tout est, comme en un ange,

Aussi subtil qu'harmonieux !

 

II47

De sa fourrure blonde et brune

Sort un parfum si doux, qu'un soir

J'en fus embaumé, pour l'avoir

Caressée une fois, rien qu'une.


 

C'est l'esprit famрilier du lieu ;

Il juge, il préside, il inspire

Toutes choses dans son empire ;

Peut-être est-il fée, est-il dieu ?


 

Quand mes yeux, vers ce chat que j'aime

Tirés comme par un aimant,

Se retournent docilement

Et que je regarde en moi-même,


 

Je vois avec étonnement

Le feu de ses prunelles pâles,

Clairs fanaux, vivantes opales,

Qui me contemplent fixement.

 

 

 

 

LII

LE BEAU NAVIRE

 

Je veux te raconter, ô molle enchanteresse !

Les diverses beautés qui parent ta jeunesse ;

              Je veux te peindre ta beauté,

Où l'enfance s'allie à la maturité.


 

Quand tu vas balayant l'air de ta jupe large,

Tu fais l'effet d'un beau vaisseau qui prend le large,

              Chargé de toile, et va roulant

Suivant un rythme doux, et paresseux, et lent.


 

Sur ton cou large et rond, sur tes épaules grasses,

Ta tête se pavane avec d'étranges grâces ;

              D'un air placide et triomphant.

Tu passes ton chemin, majestueuse enfant.


 

Je veux te raconter, ô molle enchanteresse !

Les diverses beautés qui parent ta jeunesse ;

              Je veux te peindre ta beauté,

Où l'enfance s'allie à la maturité.


 

Ta gorge qui s'avance et qui pousse la moire,

Ta gorge triomphante est une belle armoire

            &nрbsp; Dont les panneaux bombés et clairs.

Comme les boucliers accrochent des éclairs,


 

Boucliers provoquants, armés de pointes roses !

Armoire à doux secrets, pleine de bonnes choses,

              De vins, de parfums, de liqueurs

Qui feraient délirer les cerveaux et les cœurs !


 

Quand tu vas balayant l'air de ta jupe large,

Tu fais l'effet d'un beau vaisseau qui prend le large,

              Chargé de toiles, et va roulant

Suivant un rythme doux, et paresseux, et lent.


 

Tes nobles jambes, sous les volants qu'elles chassent,

Tourmentent les désirs obscurs et les agacent,

              Comme deux sorcières qui font

Tourner un philtre noir dans un vase profond.


 

Tes bras, qui se joueraient des précoces hercules,

Sont des boas luisants les solides émules,

              Faits pour serrer obstinément,

Comme pour l'imprimer dans ton cœur, ton amant.


 

Sur ton cou large et rond, sur tes épaules grasses,

Ta tête se pavane avec d'étranges grâces ;

              D'un air placide et triomphant

Tu passes ton chemin, majestueuse enfant.

 

 

 

 

LIII

L’INVITATION AU VOYAGE

 

              Mon enfant, ma sœur,

              Songe à la douceur,

D'aller là-bas vivre ensemble !

              — Aimer à loisir,

         &nрbsp;    Aimer et mourir

Au pays qui te ressemble !

              Les soleils mouillés

              De ces ciels brouillés

Pour mon esprit ont les charmes

              Si mystérieux

              De tes traîtres yeux,

Brillant à travers leurs larmes,


 

Là, tout n'est qu'ordre et beauté,

Luxe, calme et volupté.


 

              Des meubles luisants,

              Polis par les ans,

Décoreraient notre chambre ;

              Les plus rares fleurs

              Mêlant leurs odeurs

Aux vagues senteurs de l'ambre,

              Les riches plafonds,

              Les miroirs profonds,

La splendeur orientale,

              Tout y parlerait

              À l'âme en secret

Sa douce langue natale.


 

Là, tout n'est qu'ordre et beauté,

Luxe, calme et volupté.


 

              Vois sur ces canaux

              Dormir ces vaisseaux

Dont l'humeur est vagabonde ;

              C'est pour assouvir

              Ton moindre désir

Qu'ils viennent du bout du monde.

              — Les soleils couchants

     р         Revêtent les champs,

Les canaux, la ville entière,

              D'hyacinthe et d'or ;

              — Le monde s'endort

Dans une chaude lumière.


 

Là, tout n'est qu'ordre et beauté,

Luxe, calme et volupté.

 

 

 

 

LIV

L’IRRÉPARABLE48

 

Pouvons-nous étouffer le vieux, le long Remords,

              Qui vit, s'agite et se tortille,

Et se nourrit de nous comme le ver des morts,

              Comme du chêne la chenille ?

Pouvons-nous étouffer l'implacable Remords ?


 

Dans quel philtre, dans quel vin, dans quelle tisane,

              Noierons-nous ce vieil ennemi,

Destructeur et gourmand comme la courtisane,

              Patient comme la fourmi ?

Dans quel philtre ? — dans quel vin ? — dans quelle tisane ?


 

Dis-le, belle sorcière, oh ! dis, si tu le sais,

              À cet esprit comblé d'angoisse

Et pareil au mourant qu'écrasent les blessés,

              Que le sabot du cheval froisse,

Dis-le, belle sorcière, oh ! si tu le sais.


 

À cet agonisant que le loup déjà flaire

              Et que surveille le corbeau,

À ce soldat brisé ! s'il faut qu'il désespère

 &рnbsp;            D'avoir sa croix et son tombeau ;

Ce pauvre agonisant que déjà le loup flaire49 !


 

Peut-on illuminer un ciel bourbeux et noir ?

              Peut-on déchirer des ténèbres

Plus denses que la poix, sans matin et sans soir,

              Sans astres, sans éclairs funèbres ?

Peut-on illuminer un ciel bourbeux et noir ?


 

L'Espérance qui brille aux carreaux de l'Auberge

              Est soufflée, est morte à jamais !

Sans lune et sans rayons, trouver où l'on héberge

              Les martyrs d'un chemin mauvais !

Le Diable a tout éteint aux carreaux de l'Auberge !


 

Adorable sorcière, aimes-tu les damnés ?

              Dis, connais-tu l'irrémissible ?

Connais-tu le Remords, aux traits empoisonnés,

              À qui notre cœur sert de cible ?

Adorable sorcière, aimes-tu les damnés ?


 

L'Irréparable ronge avec sa dent maudite

              Notre âme, piteux monument, 50

Et souvent il attaque, ainsi que le termite,

              Par la base le bâtiment.

L'Irréparable ronge avec sa dent maudite !


 

— J'ai vu parfois, au fond d'un théâtre banal

              Qu'enflammait l'orchestre sonore,

Une fée allumer dans un ciel infernal

              Une miraculeuse aurore ;

J'ai vu parfois au fond d'un théâtre banal


 

Un être, qui n'était que lumière, or et gaze,

              Terrasser l'énorme Satan ;

Mais mon cœur, que jamais ne visite l'extase,

              Est un théâtre où l'on attend

Toujours, toujours en vain, l'Être aux ailes de gaze !

 

 

 

 

LV

CAUSERIE

 

Vous êtes un beau ciel d'automne, clair et rose !

Mais la tristesse en moi monte comme la mer,

Et laisse, en refluant, sur ma lèvre morose

Le souvenir cuisant de son limon amer.


 

— Ta main se glisse en vain sur mon sein qui se pâme ;

Ce qu'elle cherche, amie, est un lieu saccagé

Par la griffe et la dent féroce de la femme.

Ne cherchez plus mon cœur ; les bêtes l'ont mangé51.


 

Mon cœur est un palais flétri par la cohue ;

On s'y soûle, on s'y tue, on s'y prend aux cheveux !

— Un parfum nage autour de votre gorge nue!...


 

Ô Beauté, dur fléau des âmes, tu le veux !

Avec tes yeux de feu, brillants comme des fêtes,

Calcine ces lambeaux qu'ont épargné les bêtes !

 

 

 

 

LVI

CHANT D’AUTOMNE52

 

I

Bientôt nous plongerons dans les froides ténèbres ;

Adieu vive clarté de nos étés trop courts !

J'entends déjà tomber avec des chocs funèbres

Le bois retentissant sur le pavé des cours.


 

Tout l'hiver va rentrer dans mon être : colère,

Haine, frissons, horreur, labeur dur et forcé,

Et, comme le soleil dans son enfer polaire,

Mon cœur ne sera plus qu'un bloc rouge et glacé.


 

J'écoute en frémissant chaque bûche qui tombe ;

L'échafaud qu'on bâtit n'a pas d'écho plus sourd.

Mon esprit est pareil à la tour qui succombe

Sous les coups du bélier infatigable et lourd.


 

Il me semble, bercé par ce choc monotone,

Qu'on cloue en grande hâte un cercueil quelque part.

Pour qui ? — C'était hier l'été ; voici l'automne !

Ce bruit mystérieux sonne comme un départ !

 

II

J'aime de vos longs yeux la lumière verdâtre,

Douce beauté, mais tout aujourd'hui m'est amer,

Et rien, ni votre amour, ni le boudoir, ni l'âtre,

Ne me vaut le soleil rayonnant sur la mer.


 

Et pourtant aimez-moi, tendre cœur ! soyez mère

Même pour un ingrat, même pour un méchant ;

Amante ou sœur, soyez la douceur éphémère

D'un glorieux automne ou d'un soleil couchant.


 

Courte tâche ! La tombe attend ; elle est avide !

Ah ! laissez-moi, mon front posé sur vos genoux,

Goûter, en regrettant l'été blanc et torride,

De l'arrière-saison le rayon jaune et doux !

 

 

 

 

LVII

À UNE MADONE53

(EX-VOTO DANS LE GOÛT ESPAGNOL)

 

Jeр veux bâtir pour toi, Madone, ma maîtresse,

Un autel souterrain au fond de ma détresse,

Et creuser dans le coin le plus noir de mon cœur,

Loin du désir mondain et du regard moqueur,

Une niche, d'azur et d'or tout émaillée,

Où tu te dresseras, Statue émerveillée.

Avec mes Vers polis, treillis d'un pur métal

Savamment constellé de rimes de cristal,

Je ferai pour ta tête une énorme Couronne ;

Et dans ma Jalousie, ô mortelle Madone,

Je saurai te tailler un Manteau, de façon

Barbare, roide et lourd, et doublé de soupçon,

Qui, comme une guérite, enfermera tes charmes ;

Non de Perles brodé, mais de toutes mes Larmes !

Ta Robe, ce sera mon Désir, frémissant,

Onduleux, mon Désir qui monte et qui descend,

Aux pointes se balance, aux vallons se repose,

Et revêt d'un baiser tout ton corps blanc et rose.

Je te ferai de mon Respect de beaux Souliers

De satin, par tes pieds divins humiliés,

Qui, les emprisonnant dans une molle étreinte,

Comme un moule fidèle en garderont l'empreinte.