Sans éperons, sans fouet, il essouffle un cheval,

Fantôme comme lui, rosse apocalyptique,

Qui bave des naseaux comme un épileptique.

Au travers de l'espace ils s'enfoncent tous deux,

Et foulent l'infini d'un sabot hasardeux.

Le cavalier promène un sabre qui flamboie

Sur les foules sans nom que sa monture broie,

Et parcourt, comme un prince inspectant sa maison,

Le cimetière immense et froid, sans horizon,

Où gisent, aux lueurs d'un soleil blanc et terne,

Les peuples de l'histoire ancienne et moderne.

 

 

 

 

LXXII

LE MORT JOYEUX

 

Dans une terre grasse et pleine d'escargots

Je veux creuser moi-même une fosse profonde,

Où je puisse à loisir étaler mes vieux os

Et dormir dans l'oubli comme un requin dans l'onde.


 

Je hais les testaments et je hais les tombeaux ;

Plutôt que d'implorer une larme du monde,

Vivant, j'aimerais mieux inviter les corbeaux

À saigner tous les bouts de ma carcasse immonde.


 

Ô vers ! noirs compagnons sans oreille et sans yeuxр,

Voyez venir à vous un mort libre et joyeux ;

Philosophes viveurs, fils de la pourriture,


 

À travers ma ruine allez donc sans remords,

Et dites-moi s'il est encor quelque torture

Pour ce vieux corps sans âme et mort parmi les morts !

 

 

 

 

LXXIII

LE TONNEAU DE LA HAINE

 

La Haine est le tonneau des pâles Danaïdes ;

La Vengeance éperdue aux bras rouges et forts

A beau précipiter dans ses ténèbres vides

 

De grands seaux pleins du sang et des larmes des morts,


 

Le Démon fait des trous secrets à ces abîmes,

Par où fuiraient mille ans de sueurs et d'efforts,

Quand même elle saurait ranimer ses victimes,

Et pour les pressurer ressusciter leurs corps68.


 

La Haine est un ivrogne au fond d'une taverne,

Qui sent toujours la soif naître de la liqueur

Et se multiplier comme l'hydre de Lerne.


 

— Mais les buveurs heureux connaissent leur vainqueur,

Et la Haine est vouée à ce sort lamentable

De ne pouvoir jamais s'endormir sous la table.

 

 

 

 

LXXIV

LA CLOCHE FÊLÉE69

 

Il est amer et doux, pendant les nuits d'hiver,

D'écouter, près du feu qui palpite et qui fume,

Les souvenirs lointains lentement s'élever

Au bruit des carillons qui chantent dans la brume.


 

Bienheureuse la cloche au gosier vigoureux

Qui, malgré sa vieillesse, alerte et bien portante,

Jette fidèlement son cri religieux,

Ainsi qu'un vieux soldat qui veille sous la tente !


 

Moi, mon âme est fêlée, et lorsqu'en ses ennuis

Elle veut de ses chants peupler l'air froid des nuits,

Il arrive souvent que sa voix affaiblie


 

Semble le râle épais d'un blessé qu'on oublie

Au bord d'un lac de sang, sous un grand tas de morts,

Et qui meurt, sans bouger, dans d'immenses efforts.

 

 

 

 

LXXV

SPLEEN

 

Pluviôse, irrité contre la ville entière70,

De son urne à grands flots verse un froid ténébreux

Aux pâles habitants du voisin cimetière

Et la mortalité sur les faubourgs brumeux.


 

Mon chat sur le carreau cherchant une litière

Agite sans repos son corps maigre et galeux ;

L'âme d'un vieux poète erre dans la gouttière71

Avec la triste voix d'un fantôme frileux.


 

Le bourdon se lamente, et la bûche enfumée

Accompagne en fausset la pendule enrhumée,

 

Cependant qu'en un jeu plein de sales parfums,


 

Héritage fatal d'une vieille hydropique,

Le beau valet de cœur et la dame de pique

Causent sinistrement de leurs amours défunts.

 

 

 

 

LXXVI

SPLEEN

 

J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans.


 

Un gros meuble à tiroirs encombré de bilans,

De vers, de billets doux, de procès, de romances,

Avec de lourds cheveux roulés dans des quittances,

Cache moins de secrets que mon triste cerveau.

C'est une pyramide, un immense caveau,

Qui contient plus de morts que la fosse commune.

— Je suis un cimetière abhorré de la lune,

Où comme des remords se traînent de longs vers

Qui s'acharnent toujours sur mes morts les plus chers.

Je suis un vieux boudoir plein de roses fanées,

Où gît tout un fouillis de modes surannées,

Où les pastels plaintifs et les pâles Boucher,

Seuls, respirent l'odeur d'un flacon débouché72.


 

Rien n'égale en longueur les boiteuses journées,

Quand sous les lourds flocons des neigeuses années

L'ennui, fruit de la morne incuriosité73,

Prend les proportions de l'immortalité.

— Désormais tu n'es plus, ô matière vivante !

Qu'un granit entouré d'une vague épouvante,

Assoupi dans le fond d'un Sahara brumeux ;

Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux,

Oublié sur la carte, et dont l'humeur farouche

Ne chante qu'aux rayons du soleil qui se couche.

 

 

 

 

LXXVII

SPLEEN

 

Je suis comme le roi d'un pays pluvieux,

Riche, mais impuissant, jeune et pourtant très-vieux,

Qui, de ses précepteurs méprisant les courbettes,

S'ennuie avec ses chiens comme avec d'autres bêtes.

Rien ne peut l'égayer, ni gibier, ni faucon,

Ni son peuple mourant en face du balcon.

р

Du bouffon favori la grotesque ballade

Ne distrait plus le front de ce cruel malade ;

Son lit fleurdelisé se transforme en tombeau,

Et les dames d'atour, pour qui tout prince est beau,

Ne savent plus trouver d'impudique toilette

Pour tirer un souris de ce jeune squelette.

Le savant qui lui fait de l'or n'a jamais pu

De son être extirper l'élément corrompu,

Et dans ces bains de sang qui des Romains nous viennent,

Et dont sur leurs vieux jours les puissants se souviennent,

Il n'a su réchauffer ce cadavre hébété74

Où coule au lieu de sang l'eau verte du Léthé.

 

 

 

 

LXXVIII

SPLEEN

 

Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle

Sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis,

Et que de l'horizon embrassant tout le cercle

Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits75 ;


 

Quand la terre est changée en un cachot humide,

Où l'Espérance, comme une chauve-souris,

S'en va battant les murs de son aile timide

Et se cognant la tête à des plafonds pourris ;


 

Quand la pluie étalant ses immenses traînées

D'une vaste prison imite les barreaux,

Et qu'un peuple muet d'infâmes araignées76

Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux,


 

Des cloches tout à coup sautent avec furie

Et lancent vers le ciel un affreux hurlement,

Ainsi que des esprits errants et sans patrie

Qui se mettent à geindre opiniâtrement.


 

— Et de longs corbillards, sans tambourрs ni musique,

 

Défilent lentement dans mon âme ; l'Espoir,

Vaincu, pleure, et l'Angoisse atroce, despotique77,

Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.

 

 

 

 

LXXIX

OBSESSION78

 

Grands bois, vous m'effrayez comme des cathédrales,

Vous hurlez comme l'orgue ; et dans nos cœurs maudits,

Chambres d'éternel deuil où vibrent de vieux râles,

Répondent les échos de vos De profundis


 

Je te hais, Océan ! tes bonds et tes tumultes,

Mon esprit les retrouve en lui ; ce rire amer

De l'homme vaincu, plein de sanglots et d'insultes,

Je l'entends dans le rire énorme de la mer.


 

Comme tu me plairais, ô nuit ! sans ces étoiles

Dont la lumière parle un langage connu !

 

Car je cherche le vide, et le noir, et le nu !


 

Mais les ténèbres sont elles-mêmes des toiles

Où vivent, jaillissant de mon œil par milliers,

Des êtres disparus aux regards familiers.

 

 

 

 

LXXX

LE GOÛT DU NÉANT79

 

Morne esprit, autrefois amoureux de la lutte,

L'Espoir, dont l'éperon attisait ton ardeur,

Ne peut plus t'enfourcher ! Couche-toi sans pudeur,

Vieux cheval dont le pied à chaque obstacle butte


 

Résignрe-toi, mon cœur ; dors ton sommeil de brute.


 

Esprit vaincu, fourbu ! Pour toi, vieux maraudeur,

L'amour n'a plus de goût, non plus que la dispute ;

Adieu donc, chants du cuivre et soupirs de la flûte !

Plaisirs, ne tentez plus un cœur sombre et boudeur !


 

Le Printemps adorable a perdu son odeur !


 

Et le Temps m'engloutit minute par minute,

 

Comme la neige immense un corps pris de roideur ;

Je contemple d'en haut le globe en sa rondeur

Et je n'y cherche plus l'abri d'une cahute.


 

Avalanche, veux-tu m'emporter dans ta chute ?

 

 

 

 

LXXXI

ALCHIMIE DE LA DOULEUR80

 

L'un t'éclaire avec son ardeur,

L'autre en toi met son deuil, Nature !

Ce qui dit à l'un : Sépulture !

Dit à l'autre : Vie et splendeur !


 

Hermès inconnu qui m'assistes

Et qui toujours m'intimidas,

Tu me rends l'égal des Midas,

Le plus triste des alchimistes ;


 

Par toi je change l'or en fer

Et le paradis en enfer ;

Dans le suaire des nuages


 

Je découvre un cadavre cher,

Et sur les célestes rivages

Je bâtis de grands sarcophages.

 

 

 

 

LXXXII

HORREUR SYMPATHIQUE81

 

De ce ciel bizarre et livide,

Tourmenté comme ton destin,

Quels pensers dans ton âme vide

Descendent ? Réponds, libertin.


 

— Insatiablement avide

De l'obscur et de l'incertain,

Je ne geindrai pas comme Ovide

Chassé du paradis latin.


 

Cieux déchirés comme des grèves,

En vous se mire mon orgueil,

Vos vastes nuages en deuil


 

Sont les corbillards de mes rêves,

Et vos lueurs sont le reflet

De l'Enfer où mon cœur se plaît.

 

 

 

 

LXXXIII

L'HÉAUTONTIMOROUMÉNOS

(À J. G. F.)82

 

Je te frapperai sans colère

Et sans haine, comme un boucher,

Comme Moïse le rocher !

Et je ferai de ta paupière,


 

Pour abreuver mon Saharah,

Jaillir les eaux de la souffrance.

Mon désir gonflé d'espérance

Sur tes pleurs salés nagera


 

Comme un vaisseau qui prend le large,

Et dans mon cœur qu'ils soûleront

Tes chers sanglots retentiront

Comme un tambour qui bat la charge !


 

Ne suis-je pas un faux accord

Dans la divine symphonie,

Grâce à la vorace ironie

Qui me secoue et qui me mord ?


 

Elle est dans ma voix, la criarde !

C'est tout mon sang, ce poрison noir !

Je suis le sinistre miroir

Où la mégère se regarde.


 

Je suis la plaie et le couteau !

Je suis le soufflet et la joue,

Je suis les membres et la roue,

Et la victime et le bourreau !


 

Je suis de mon cœur le vampire,

— Un de ces grands abandonnés

Au rire éternel condamnés

Et qui ne peuvent plus sourire !

 

 

 

 

LXXXIV

L’IRRÉMÉDIABLE

 

I

Une Idée, une Forme, un Être

Parti de l'azur et tombé

Dans un Styx bourbeux et plombé

Où nul œil du Ciel ne pénètre ;


 

Un Ange, imprudent voyageur

Qu'a tenté l'amour du difforme,

Au fond d'un cauchemar énorme

Se débattant comme un nageur,


 

Et luttant, angoisses funèbres !

Contre un gigantesque remous

Qui va chantant comme les fous

Et pirouettant dans les ténèbres ;


 

Un malheureux ensorcelé

Dans ses tâtonnements futiles,

Pour fuir d'un lieu plein de reptiles,

Cherchant la lumière et la clé ;


 

Un damné descendant sans lampe,

Au bord d'un gouffre dont l'odeur

Trahit l'humide profondeur,

D'éternels escaliers sans rampe,


 

Où veillent des monstres visqueux

Dont les larges yeux de phosphore

Font une nuit plus noire encore

Et ne rendent visibles qu'eux ;


 

Un navire pris dans le pôle,

Comme en un piège de cristal,

Cherchant par quel détroit fatal

Il est tombé dans cette geôle ;


 

— Emblèmes nets, tableau parfait

D'une fortune irrémédiable,

Qui donne à penser que le Diable

Fait toujours bien tout ce qu'il fait !

 

II83

Tête-à-tête sombre et limpide

Qu'un cœur devenu son miroir !

Puits de Vérité, clair et noir,

 

Où tremble une étoile livide,


 

Un phare ironique, infernal,

Flambeau des grâces sataniques,

Soulagement et gloire uniques,

— La conscience dans le Mal !

 

 

 

 

LXXXV

L’HORLOGE84

 

Horloge ! dieu sinistre, effrayant, impassible,

Dont le doigt nous menace et nous dit : « Souviens-toi !

Les vibrantes Douleurs dans ton cœur plein d'effroi

Se planteront bientôt comme dans une cible ;


 

Le Plaisir vaporeux fuira vers l'horizon

Ainsi qu'une sylphide au fond de la coulisse ;

Chaque instant te dévore un morceau du délice

À chaque homme accordé pour toute sa saison.


 

Trois mille six cents fois par heure, la Seconde

Chuchote : Souviens-toi ! — Rapide, avec sa voix

D'insecte, Maintenant dit : Je suis Autrefois,

Et j'ai pompé ta vie avec ma trompe immonde !


 

Remember ! Souviens-toi ! prodigue ! Esto memor !

(Mon gosier de métal parle toutes les langues.)

Les minutes, mortel folâtre, sont des gangues

Qu'il ne faut pas lâcher sans en extraire l'or !


 

Souviens-toi que le Temps est un joueur avide

Qui gagne sans tricher, à tout coup ! c'est la loi.

Le jour décroît ; la nuit augmente ; souviens-toi !

Le gouffre a toujours soif ; la clepsydre se vide.


 

Tantôt sonnera l'heure où le divin Hasard,

Où l'auguste Vertu, ton épouse encor vierge,

Où le Repentir même (oh ! la dernière auberge !),

Où tout te dira : « Meurs, vieux lâche ! il est trop tard ! »

 

 

 

 

LXXXVI

LE CALUMET DE PAIX

(IMITÉ DE LONGFELLOW)

 

I

Or Gitche Manito85, le Maître de la vie,

Le Puissant, descendit dans la verte prairie,

Dans l’immense prairie aux coteaux montueux ;

Et là, sur les rochers de la Rouge Carrière,

Dominant tout l’espace et baigné de lumière,

Il se tenait debout, vaste et majestueux.


 

Alors il convoqua les peuples innombrables,

Plus nombreux que ne sont les herbes et les sables

Avec sa main terrible il rompit un morceau

Du rocher, dont il fit une pipe superbe,

Puis, au bord du ruisseau, dans une énorme gerbe,

Pour s’en faire un tuyau, choisit un long roseau. 


 

Pour la bourrer il prit au saule son écorce ;

Et lui, le Tout-Puissant, Créateur de la Force,

Debout, il alluma, comme un divin fanal,

La Pipe de la Paix. Debout sрur la Carrière

Il fumait, droit, superbe et baigné de lumière.

Or pour les nations c’était le grand signal.


 

Et lentement montait la divine fumée

Dans l’air doux du matin, onduleuse, embaumée.

Et d’abord ce ne fut qu’un sillon ténébreux ;

Puis la vapeur se fit plus bleue et plus épaisse,

Puis blanchit ; et montant, et grossissant sans cesse,

Elle alla se briser au dur plafond des cieux.


 

Des plus lointains sommets des Montagnes Rocheuses,

Depuis les lacs du Nord aux ondes tapageuses,

Depuis Tawasentha, le vallon sans pareil,

Jusqu’à Tuscaloosa, la forêt parfumée,

Tous virent le signal et l’immense fumée

Montant paisiblement dans le matin vermeil.


 

Les Prophètes disaient : « Voyez-vous cette bande

De vapeur, qui, semblable à la main qui commande,

Oscille et se détache en noir sur le soleil ?

C’est Gitche Manito, le Maître de la Vie,

Qui dit aux quatre coins de l’immense prairie :

« Je vous convoque tous, guerriers, à mon conseil ! » 


 

Par le chemin des eaux, par la route des plaines,

Par les quatre côtés d’où soufflent les haleines

Du vent, tous les guerriers de chaque tribu, tous,

Comprenant le signal du nuage qui bouge,

Vinrent docilement à la Carrière Rouge

Où Gitche Manito leur donnait rendez-vous.


 

Les guerriers se tenaient sur la verte prairie,

Tous équipés en guerre, et la mine aguerrie,

Bariolés ainsi qu’un feuillage automnal ;

Et la haine qui fait combattre tous les êtres,

La haine qui brûlait les yeux de leurs ancêtres

Incendiait encor leurs yeux d’un feu fatal.


 

Et leurs yeux étaient pleins de haine héréditaire.

Or Gitche Manito, le Maître de la Terre,

Les considérait tous avec compassion,

Comme un père très-bon, ennemi du désordre,

Qui voit ses chers petits batailler et se mordre.

Tel Gitche Manito pour toute nation.


 

Il étendit sur eux sa puissante main droite

Pour subjuguer leur cœur et leur nature étroite,

Pour rafraîchir leur fièvre à l’ombre de sa main ;

Puis il leur dit avec sa voix majestueuse,

Comparable à la voix d’une eau tumultueuse

Qui tombe et rend un son monstrueux, surhumain :


 

II

« Ô ma postérité, déplorable et chérie !

Ô mes fils ! écoutez la divine raison.

C’est Gitche Manito, le Maître de la Vie,

Qui vous parle ! celui qui dans votre patrie

A mis l’ours, le castor, le renne et le bison.


 

Je vous ai fait la chasse et la pêche faciles ;

Pourquoi donc le chasseur devient-il assassin ?

Le marais fut par moi peuplé de volatiles ;

Pourquoi n’êtes-vous pas contents, fils indociles ?

Pourquoi l’homme fait-il la chasse à son voisin ?


 

Je suis vraiment bien las de vos horribles guerres.

Vos prières, vos vœux mêmes sont des forfaits !

Le péril est pour vous dans vos humeurs contraires,

Et c’est dans l’union qu’est votre force. En frères

Vivez donc, et sachez vous maintenir en paix.


 

Bientôt vous recevrez de ma main un Prophète

Qui viendra vous instruire et souffrir avec vous.

Sa parole fera de la vie une fête ;

Mais si vous méprisez sa sagesse parfaite,

Pauvres enfants maudits, vous disparaîtrez tous ! 


 

Effacez dans les flots vos couleurs meurtrières.

Les roseaux sont nombreux et le roc est épais ;

Chacun en peut tirer sa pipe. Plus de guerres,

Plus de sang ! Désormais vivez comme des frères,

Et tous, unis, fumez le Calumet de Paix ! »


 

III

Et soudain tous, jetant leurs armes sur la terre,

Lavent dans le ruisseau les couleurs de la guerre

 

Qui luisaient sur leurs fronts cruels et triomphants.

Chacun creuse une pipe et cueille sur la rive

Un long roseau qu’avec adresse il enjolive.

Et l’Esprit souriait à ses pauvres enfants !


 

Chacun s’en retourna, l’âme calme et ravie,

Et Gitche Manito, le Maître de la Vie,

Remonta par la porte entr’ouverte des cieux.

— À travers la vapeur splendide du nuage

Le Tout-Puissant montait, content de son ouvrage,

Immense, parfumé, sublime, radieux !

 

 

 

 

 

 

LXXXVII

LA PRIÈRE D’UN PAÏEN86

 

Ah ! ne ralentis pas tes flammes ;

Réchauffe mon cœur engourdi,

Volupté, torture des âmes !

Diva ! supplicem exaudî !


 

Déesse dans l’air répandue,

Flamme dans notre souterrain !

Exauce une âme morfondue,

Qui te consacre un chant d’airain.


 

Volupté, sois toujours ma reine !

Prends le masque d’une sirène

Faite de chair et de velours,


 

Ou verse-moi tes sommeils lourds

Dans le vin informe et mystique,

 

Volupté, fantôme élastique !

 

 

 

 

LXXXVIII

LE COUVERCLE87

 

En quelque lieu qu’il aille, ou suрr mer ou sur terre,

Sous un climat de flamme ou sous un soleil blanc,

Serviteur de Jésus, courtisan de Cythère,

Mendiant ténébreux ou Crésus rutilant,


 

Citadin, campagnard, vagabond, sédentaire,

Que son petit cerveau soit actif ou soit lent,

Partout l’homme subit la terreur du mystère,

Et ne regarde en haut qu’avec un œil tremblant.


 

En haut, le Ciel ! ce mur de caveau qui l’étouffe,

Plafond illuminé pour un opéra bouffe

Où chaque histrion foule un sol ensanglanté ;


 

Terreur du libertin, espoir du fol ermite ;

Le Ciel ! couvercle noir de la grande marmite

Où bout l’imperceptible et vaste Humanité.

 

 

 

 

LXXXIX

L’IMPRÉVU88

 

Harpagon qui veillait son père agonisant,

Se dit, rêveur, devant ces lèvres déjà blanches :

« Nous avons au grenier un nombre suffisant,

              Ce me semble, de vieilles planches ? »


 

Célimène roucoule et dit : « Mon cœur est bon,

Et naturellement, Dieu m’a faite très-belle. »

— Son cœur ! cœur racorni, fumé comme un jambon,

              Recuit à la flamme éternelle !


 

Un gazetier fumeux, qui se croit un flambeau,

Dit au pauvre, qu’il a noyé dans les ténèbres :

« Où donc l’aperçois-tu, ce créateur du Beau,

              Ce Redresseur que tu célèbres ? »


 

Mieux que tous, je connais certain voluptueux

Qui bâille nuit et jour, et se lamente et pleure,

Répétant, l’impuissant et le fat : « Oui, je veux

              Être vertueux, dans une heure ! » 


 

L’Horloge à son tour, dit à voix basse : « Il est mûr,

Le damné ! J’avertis en vain la chair infecte.

L’homme est aveugle, sourd, fragile comme un mur

              Qu’habite et que ronge un insecte ! »


 

Et puis, quelqu’un paraît, que tous avaient nié,

Et qui leur dit, railleur et fier : « Dans mon ciboire,

Vous avez, que je crois, assez communié,

              À la joyeuse Messe noire ?


 

Chacun de vous m’a fait un temple dans son cœur ;

Vous avez, en secret, baisé ma fesse immonde !

Reconnaissez Satan à son rire vainqueur,

              Énorme et laid comme le monde !


 

Avez-vous donc pu croire, hypocrites surpris,

Qu’on se moque du maître, et qu’avec lui l’on triche,

Et qu’il soit naturel de recevoir deux prix,

              D’aller au Ciel et d’être riche ?


 

Il faut que le gibier paye le vieux chasseur

Qui se morfond longtemps à l’affût de la proie.

Je vais vous emporter à travers l’épaisseur,

              Compagnons de ma triste joie,


 

À travers l’épaisseur de la terre et du roc,

À travers les amas confus de votre cendre,

Dans un palais aussi grand que moi, d’un seul bloc,

              Et qui n’est pas de pierre tendre ; 


 

Car il est fait avec l’universel Péché,

Et contient mon orgueil, ma douleur et ma gloire ! »

— Cependant, tout en haut de l’univers juché,

              Un Ange sonne la victoire


 

De ceux dont le cœur dit : « Que béni soit ton fouet,

Seigneur ! que la douleur, ô Père, soit bénie !

Mon âme dans tes mains n’est pas un vain jouet,

              Et ta prudence est infinie. »


 

Le son de la trompette est si délicieux,

Dans ces soirs solennels de célestes vendanges,

Qu’il s’infiltre comme une extase dans tous ceux

              Dont elle chante les louanges.

 

 

 

 

 

XC

L’EXAMEN DE MINUIT89

 

La pendule, sonnant minuit,

Ironiquement nous engage

À nous rappeler quel usage

Nous fîmes du jour qui s’enfuit :

— Aujourd’hui, date fatidique,

Vendredi, treize, nous avons,

Malgré tout ce que nous savons,

Mené le train d’un hérétique.


 

Nous avons blasphémé Jésus,

Des Dieux le plus incontestable !

Comme un parasite à la table

De quelque monstrueux Crésus,

Nous avons, pour plaire à la brute,

Digne vassale des Démons,

Insulté ce que nous aimons,

Et flatté ce qui nous rebute ; 


 

Contristé, servile bourreau,

Le faible qu’à tort on méprise ;

Salué l’énorme Bêtise,

La Bêtise au front de taureau ;

Baisé la stupide Matière

Avec grande dévotion,

Et de la putréfaction

Béni la blafarde lumière.


 

Enfрin, nous avons, pour noyer

Le vertige dans le délire,

 

Nous, prêtre orgueilleux de la Lyre,

Dont la gloire est de déployer

L’ivresse des choses funèbres,

Bu sans soif et mangé sans faim !…

— Vite soufflons la lampe, afin

De nous cacher dans les ténèbres !

 

 

 

 

XCI

MADRIGAL TRISTE90

 

I

Que m’importe que tu sois sage ?

Sois belle ! et sois triste ! Les pleurs

Ajoutent un charme au visage,

Comme le fleuve au paysage ;

L’orage rajeunit les fleurs.


 

Je t’aime surtout quand la joie

S’enfuit de ton front terrassé ;

Quand ton cœur dans l’horreur se noie ;

Quand sur ton présent se déploie

Le nuage affreux du passé.


 

Je t’aime quand ton grand œil verse

Une eau chaude comme le sang ;

Quand, malgré ma main qui te berce,

Ton angoisse, trop lourde, perce

Comme un râle d’agonisant.


 

J’aspire, volupté divine !

Hymne profond, délicieux ! 

Tous les sanglots de ta poitrine,

Et crois que ton cœur s’illumine

Des perles que versent tes yeux !


 

II

Je sais que ton cœur, qui regorge

De vieux amours déracinés,

Flamboie encor comme une forge,

Et que tu couves sous ta gorge

Un peu de l’orgueil des damnés ;


 

Mais tant, ma chère, que tes rêves

N’auront pas reflété l’Enfer,

Et qu’en un cauchemar sans trêves,

Songeant de poisons et de glaives,

Éprise de poudre et de fer,


 

N’ouvrant à chacun qu’avec crainte,

Déchiffrant le malheur partout,

Te convulsant quand l’heure tinte,

Tu n’auras pas senti l’étreinte

De l’irrésistible Dégoût,


 

Tu ne pourras, esclave reine

Qui ne m’aimes qu’avec effroi,

Dans l’horreur de la nuit malsaine

Me dire, l’âme de cris pleine :

« Je suis ton égale, ô mon Roi ! »


 

 

 

 

 

XCII

L’AVERTISSEUR91

 

Tout homme digne de ce nom

A dans le cœur un Serpent jaune,

Installé comme sur un trône,

Qui, s’il dit : « Je veux ! » répond : « Non ! »


 

Plonge tes yeux dans les yeux fixes

Des Satyresses ou des Nixes,

La Dent dit : « Pense à ton devoir ! »


 

Fais des enfants, plante des arbres,

Polis des vers, sculpte des marbres,

La Dent dit : « Vivras-tu ce soir ? »


 

Quoi qu’il ébauche ou qu’il espère,

L’homme ne vit pas un moment

Sans subir l’avertissement

De l’insupportable Vipère.


 

 

 

 

 

XCIII

À UNE MALABARAISE92

 

Tes pieds sont aussi fins que tes mains, et ta hanche

Est large à faire envie à la plus belle blanche ;

À l’artiste pensif ton corps est doux et cher ;

Tes grands yeux de velours sont plus noirs que ta chair.

Aux pays chauds et bleus où ton Dieu t’a fait naître,

Ta tâche est d’allumer la pipe de ton maître,

De pourvoir les flacons d’eaux fraîches et d’odeurs,

De chasser loin du lit les moustiques rôdeurs,

Et, dès que le matin fait chanter les platanes,

D’acheter au bazar ananas et bananes.

Tout le jour, où tu veux, tu mènes tes pieds nus,

Et fredonnes tout bas de vieux airs inconnus ;

Et quand descend le soir au manteau d’écarlate,

Tu poses doucement ton corps sur une natte,

Où tes rêves flottants sont pleins de colibris,

Et toujours, comme toi, gracieux et fleuris.

Pourquoi, l’heureuse enfant, veux-tu voir notre France,

Ce pays trop peuplé que fauche la souffrance, 

Et, confiant ta vie aux bras forts des marins,

Faire de grands adieux à tes chers tamarins ?

Toi, vêtue à moitié de mousselines frêles,

Frissonnante là-bas sous la neige et les grêles,

Comme tu pleurerais tes loisirs doux et francs,

Si, le corset brutal emprisonnant tes flancs,

Il te fallait glaner ton souper dans nos fanges

Et vendre le parfum de tes charmes étranges,

L’œil pensif, et suivant, dans nos sales brouillards,

Des cocotiers absents les fantômes épars !

 

 

 

 

XCIV

LA VOIX93

 

Mon berceau s’adossait à la bibliothèque,

Babel sombre, où roman, science, fabliau,

Tout, la cendre latine et la poussière grecque,

Se mêlaient. J’étais haut comme un in-folio.

Deux voix me parlaient. L’une, insidieuse et ferme,

Disait : « La Terre est un gâteau plein de douceur ;

Je puis (et ton plaisir serait alors sans terme !)

Te faire un appétit d’une égale grosseur. »

Et l’autre : « Viens ! oh ! viens voyager dans les rêves,

Au delà du possible, au delà du connu ! »

Et celle-là chantait comme le vent des grèves,

Fantôme vagissant, on ne sait d’où venu,

Qui caresse l’oreille et cependant l’effraie.

Je te répondis : « Oui ! douce voix ! » C’est d’alors

Que date ce qu’on peut, hélas ! nommer ma plaie

Et ma fatalité. Derrière les décors

De l’existence immense, au plus noir de l’abîme,

Je vois distinctement des mondes singuliers, 

Et, de ma clairvoyance extatique victime,

Je traîne des serpents qui mordent mes souliers.

Et c’est depuis ce temps que, pareil aux prophètes,

J’aime si tendrement le désert et la mer ;

Que je ris dans les deuils et pleure dans les fêtes,

Et trouve un goût suave au vin le plus amer ;

Que je prends très-souvent les faits pour des mensonges,

Et que, les yeux au ciel, je tombe dans des trous.

Mais la Voix me console et dit : « Garde tes songes ;

Les sages n’en ont pas d’aussi beaux que les fous ! »

 

 

 

 

XCV

HYMNE94

 

À la très-chère, à la très-belle

Qui remplit mon cœur de clarté,

À l’ange, à l’idole immortelle,

Salut en immortalité !


 

Elle se répand dans ma vie

Comme un air imprрégné de sel,

Et dans mon âme inassouvie

Verse le goût de l’éternel.


 

Sachet toujours frais qui parfume

L’atmosphère d’un cher réduit,

Encensoir oublié qui fume

En secret à travers la nuit,


 

Comment, amour incorruptible,

T’exprimer avec vérité ?

Grain de musc qui gis, invisible,

Au fond de mon éternité ! 


 

À la très-bonne, à la très-belle

Qui fait ma joie et ma santé,

À l’ange, à l’idole immortelle,

Salut en immortalité !

 

 

 

 

XCVI

LE REBELLE95

 

Un Ange furieux fond du ciel comme un aigle,

Du mécréant saisit à plein poing les cheveux,

Et dit, le secouant : « Tu connaîtras la règle !

(Car je suis ton bon Ange, entends-tu ?) Je le veux !


 

Sache qu’il faut aimer, sans faire la grimace,

Le pauvre, le méchant, le tortu, l’hébété,

Pour que tu puisse faire à Jésus, quand il passe,

Un tapis triomphal avec ta charité.


 

Tel est l’Amour ! Avant que ton cœur ne se blase,

À la gloire de Dieu rallume ton extase ;

C’est la Volupté vraie aux durables appas ! »


 

Et l’Ange, châtiant autant, ma foi ! qu’il aime,

De ses poings de géant torture l’anathème ;

Mais le damné répond toujours : « Je ne veux pas ! »

 

 

 

 

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XCVII

LES YEUX DE BERTHE96

 

Vous pouvez mépriser les yeux les plus célèbres,

Beaux yeux de mon enfant, par où filtre et s’enfuit

Je ne sais quoi de bon, de doux comme la Nuit !

Beaux yeux, versez sur moi vos charmantes ténèbres !


 

Grands yeux de mon enfant, arcanes adorés,

Vous ressemblez beaucoup à ces grottes magiques

Où, derrière l’amas des ombres léthargiques,

Scintillent vaguement des trésors ignorés !


 

Mon enfant a des yeux obscurs, profonds et vastes,

Comme toi, Nuit immense, éclairés comme toi !

Leurs feux sont ces pensers d’Amour, mêlés de Foi,

Qui petillent au fond, voluptueux ou chastes.

 

 

 

 

XCVIII

LE JET D’EAU97

 

Tes beaux yeux sont las, pauvre amante !

Reste longtemps sans les rouvrir,

Dans cette pose nonchalante

Où t’a surprise le plaisir.

Dans la cour le jet d’eau qui jase

Et ne se tait ni nuit ni jour,

Entretient doucement l’extase

Où ce soir m’a plongé l’amour.


 

           La gerbe épanouie

              En mille fleurs,

           Où Phœbé réjouie

              Met ses couleurs,

           Tombe comme une pluie

              De larges pleрurs.98


 

Ainsi ton âme qu’incendie

L’éclair brûlant des voluptés

S’élance, rapide et hardie,

Vers les vastes cieux enchantés. 

Puis, elle s’épanche, mourante,

En un flot de triste langueur,

Qui par une invisible pente

Descend jusqu’au fond de mon cœur.


 

           La gerbe épanouie

              En mille fleurs,

           Où Phœbé réjouie

              Met ses couleurs,

           Tombe comme une pluie

              De larges pleurs.


 

Ô toi, que la nuit rend si belle,

Qu’il m’est doux, penché vers tes seins,

D’écouter la plainte éternelle

Qui sanglote dans les bassins !

Lune, eau sonore, nuit bénie,

Arbres qui frissonnez autour,

Votre pure mélancolie

Est le miroir de mon amour.


 

           La gerbe épanouie

              En mille fleurs,

           Où Phœbé réjouie

              Met ses couleurs,

           Tombe comme une pluie

              De larges pleurs.


 

 

 

 

 

XCIX

LA RANÇON99

 

L’homme a, pour payer sa rançon,

Deux champs au tuf profond et riche,

Qu’il faut qu’il remue et défriche

Avec le fer de la raison ;


 

Pour obtenir la moindre rose,

Pour extorquer quelques épis,

Des pleurs salés de son front gris

Sans cesse il faut qu’il les arrose.


 

L’un est l’Art, et l’autre l’Amour.

— Pour rendre le juge propice,

 

Lorsque de la stricte justice

Paraîtra le terrible jour,


 

Il faudra lui montrer des granges

Pleines de moissons, et des fleurs

 

Dont les formes et les couleurs

Gagnent le suffrage des Anges.

 

 

 

 

C

BIEN LOIN D’ICI100

 

C’est ici la case sacrée

Où cette fille très-parée,

Tranquille et toujours préparée,


 

D’une main éventant ses seins,

Et son coude dans les coussins,

Écoute pleurer les bassins :


 

C’est la chambre de Dorothée.

— La brise et l’eau chantent au loin

Leur chanson de sanglots heurtée

Pour bercer cette enfant gâtée.


 

Du haut en bas, avec grand soin,

Sa peau délicate est frottée

D’huile odorante et de benjoin.

— Des fleurs se pâment dans un coin.

 

 

 

 

CI

LE COUCHER DU SOLEIL ROMANTIQUE101

 

Que le soleil est beau quand tout frais il se lève,

Comme une explosion nous lançant son bonjour !

— Bienheureux celui-là qui peut avec amour

Saluer son coucher plus glorieux qu’un rêve !


 

Je me souviens !… J’ai vu tout, fleur, source, sillon,

Se pâmer sous son œil comme un cœur qui palpite…

— Courons vers l’horizon, il est tard, courons vite,

Pour attraper au moins un oblique rayon !


 

Mais je poursuis en vain le Dieu qui se retire ;

L’irrésistible Nuit établit son empire,

Noire, humide, funeste et pleine de frissons ;


 

Une odeur de tombeau dans les ténèbres nage,

Et mon pied peureux froisse, au bord du marécage,

Des crapauds imprévus et de froids limaçons.

 

 

 

 

CII

SUR LE TASSE EN PRISON102

(D’EUGÈNE DELACROIX)103

 

Le poète au cachot, débraillé, maladif,

Roulant un manuscrit sous son pied convulsif,

Mesure d’un regard que la terreur enflamme

L’escalier de vertige où s’abîme son âme.


 

Les rires enivrants dont s’emplit la prison

Vers l’étrange et l’absurde invitent sa raison ;

Le Doute l’environne, et la Peur ridicule,

Hideuse et multiforme, autour de lui circule.


 

Ce génie enfermé dans un taudis malsain,

Ces grimaces, ces cris, ces spectres dont l’essaim

Tourbillonne, ameuté derrière son oreille,


 

Ce rêveur que l’horreur de son logis réveille,

Voilà bien ton emblème, Âme aux songes obscurs,

Que le Réel étouffe entre ses quatre murs !

 

 

 

 

CIII

LE GOUFFRE104

 

Pascal avait son gouffre, avec lui se mouvant.

— Hélas ! tout est abîme, — action, désir, rêve,

Parole ! et sur mon poil qui tout droit se relève

Mainte fois de la Peur je sens passer le vent.


 

En haut, en bas, partout, la profondeur, la grève,

Le silence, l’espace affreux et captivant…

Sur le fond de mes nuits Dieu de son doigt savant

Dessine un cauchemar multiforme et sans trêve.


 

J’ai peur du sommeil comme on a peur d’un grand trou,

 

Tout plein de vague horreur, menant on ne sait où ;

Je ne vois qu’infini par toutes les fenêtres,


 

Et mon esprit, toujours du vertige hanté,

Jalouse du néant l’insensibilité.

— Ah ! ne jamais sortir des Nombres et des Êtres !

 

 

 

 

CIV

LES PLAINTES D’UN ICARE105

 

Les amants des prostituées

Sont heureux, dispos et repus ;

Quant à moi, mes bras sont rompus

Pour avoir étreint des nuées.


 

C’est grâce aux astres nonpareils,

Qui tout au fond du ciel flamboient,

Que mes yeux consumés ne voient

Que des souvenirs de soleils.


 

En vain j’ai voulu de l’espace

Trouver la fin et le milieu ;

Sous je ne sais quel œil de feu

Je sens mon aile qui se casse ;


 

Et brûlé par l’amour du beau,

Je n’aurai pas l’honneur sublime

De donner mon nom à l’abîme

Qui me servira de tombeau.

 

 

 

 

CV

RECUEILLEMENT106

 

Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille.

Tu réclamais le Soir ; il descend ; le voici :

Une atmosphère obscure enveloppe la ville,

Aux uns portant la paix, aux autres le souci.


 

Pendant que des mortels la multitude vile,

Sous le fouet du Plaisir, ce bourreau sans merci,

Va cueillir des remords dans la fête servile,

Ma Douleur, donne-moi la main ; viens par ici,


 

Loin d’eux. Vois se pencher les défuntes Années,

 

Sur les balcons du ciel, en robes surannées ;

Surgir du fond des eaux le Regret souriant ;


 

Le Soleil moribond s’endormir sous une arche,

Et, comme un long linceul traînant à l’Orient,

Entends, ma chère, entends la douce Nuit qui marche.

 

 

 

 

 

DEUXIÈME PARTIE

 

TABLрEAUX PARISIENS

 

 

 

 

CVI

PAYSAGE107

 

Je veux, pour composer chastement mes églogues,

Coucher auprès du ciel, comme les astrologues,

Et, voisin des clochers, écouter en rêvant

Leurs hymnes solennels emportés par le vent.

Les deux mains au menton, du haut de ma mansarde,

Je verrai l'atelier qui chante et qui bavarde ;

Les tuyaux, les clochers, ces mâts de la cité,

Et les grands ciels qui font rêver d'éternité.


 

Il est doux, à travers les brumes, de voir naître

L'étoile dans l'azur, la lampe à la fenêtre,

Les fleuves de charbon monter au firmament

Et la lune verser son pâle enchantement.

Je verrai les printemps, les étés, les automnes ;

Et quand viendra l'hiver aux neiges monotones,

Je fermerai partout portières et volets

Pour bâtir dans la nuit mes féeriques palais.

Alors je rêverai des horizons bleuâtres,

Des jardins, des jets d'eau pleurant dans les albâtres,

Des baisers, des oiseaux chantant soir et matin,

Et tout ce que l'Idylle a de plus enfantin.

 

L'Émeute, tempêtant vainement à ma vitre,

Ne fera pas lever mon front de mon pupitre ;

Car je serai plongé dans cette volupté

D'évoquer le Printemps avec ma volonté,

De tirer un soleil de mon cœur, et de faire

De mes pensers brûlants une tiède atmosphère.

 

 

 

 

CVII

LE SOLEIL

 

Le long du vieux faubourg, où pendent aux masures

Les persiennes, abri des secrètes luxures,

Quand le soleil cruel frappe à traits redoublés

Sur la ville et les champs, sur les toits et les blés,

Je vais m'exercer seul à ma fantasque escrime,

Flairant dans tous les coins les hasards de la rime,

Trébuchant sur les mots comme sur les pavés,

Heurtant parfois des vers depuis longtemps rêvés.


 

Ce père nourricier, ennemi des chloroses,

Éveille dans les champs les vers comme les roses ;

Il fait s'évaporer les soucis vers le ciel,

Et remplit les cerveaux et les ruches du miel.

C'est lui qui rajeunit les porteurs de béquilles

Et les rend gais et doux comme des jeunes filles,

Et commande aux moissons de croître et de mûrir

 

Dans le cœur immortel qui toujours veut fleurir !


 

Quand, ainsi qu'un poète, il descend vers les villes,

Il ennoblit le sort des choses les plus viles,

Et s'introduit en roi, sans bruit et sans valets,

Dans tous les hôpitaux et dans tous les palais.

 

 

 

 

CVIII

LA LUNE OFFENSÉE108

 

Ô Lune qu’adoraient discrètement nos pères,

Du haut des pays bleus où, radieux sérail,

Les astres vont se suivre en pimpant attirail,

Ma vieille Cynthia, lampe de nos repaires,

 

Vois-tu les amoureux sur leurs grabats prospères,

De leur bouche en dormant montrer le frais émail ?

Le poëte buter du front sur son travail ?

Ou sous les gazons secs s’accoupler les vipères ?

 

Sous ton domino jaune, et d’un pied clandestin,

Vas-tu, comme jadis, du soir jusqu’au matin,

Baiser d’Endymion les grâces surannées ?

 

« — Je vois ta mère, enfant de ce siècle appauvri,

Qui vers son miroir penche un lourd amas d’années,

Et plâtre artistement le sein qui t’a nourri ! »

 

 

 

 

CIX

À UNE MENDIANTE ROUSSE

 

Blanche fille aux cheveux roux109,

Dont la robe par ses trous

Laisse voir la pauvreté

              Et la beauté,


 

Pour moi, poète chétif,

Ton jeune corps maladif,

Plein de taches de rousseur,

              À sa douceur.


 

Tu portes plus galamment

Qu'une reine de roman

Ses cothurnes de velours110

              Tes sabots lourds.


 

Au lieu d'un haillon trop court,

Qu'un superbe habit de cour

Traîne à plis bruyants et longs

              Sur tes talons ;


 

En place de bas troués,

Que pour les yeux des roués

Sur ta jambe un poignard d'or

              Reluise encor ;


 

Que des nœuds mal attachés

Dévoilent pour nos péchés

Tes deux beaux seins, radieux

              Comme des yeux111 ;


 

Que pour te déshabiller

Tes bras se fassent prier

Et chassent à coups mutins

              Les doigts lutins,


 

Perles de la plus belle eau,

Sonnets de maître Belleau

Par tes galants mis aux fers

              Sans cesse offerts,


 

Valetaille de rimeurs

Te dédiant leurs primeurs

Et contemplant ton soulier112

              Sous l'escalier,


 

Maint page épris du hasard,113

Maint seigneur et maint Ronsard

Épieraient pour le déduit

              Ton frais réduit !


 

Tu compterais dans tes lits

Plus de baisers que de lis

Et rangerais sous tes lois

              Plus d'un Valois !


 

— Cependant tu vas gueusant

Quelque vieux débris gisant

Au seuil de quelque Véfour

              De carrefour ;


 

Tu vas lorgnant en dessous

Des bijoux de vingt-neuf sous

Dont je ne puis, oh ! pardon

              Te faire don.


 

Va donc, sans autre ornement,

Parfum, perles, diamant,

Que ta maigre nudité,

              Ô ma beauté !

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CX

LE CYGNE114

(À VICTOR HUGO)

 

I

Andromaque, je pense à vous ! Ce petit fleuve,

Pauvre et triste miroir où jadis resplendit

L'immense majesté de vos douleurs de veuve,

Ce Simoïs menteur qui par vos pleurs grandit,


 

À fécondé soudain ma mémoire fertile,

Comme je traversais le nouveau Carrousel.

Le vieux Paris n'est plus (la forme d'une ville

Change plus vite, hélas ! que le cœur d'un mortel) ;


 

Je ne vois qu'en esprit tout ce camp de baraques,

Ces tas de chapiteaux ébauchés et de fûts,

Les herbes, les gros blocs verdis par l'eau des flaques,

Et, brillant aux carreaux, le bric-à-brac confus.


 

Là s'étalait jadis une ménagerie ;

Là je vis, un matin, à l'heure où sous les cieux

Froids et clairs115 le Travail s'éveille, où la voirie

Pousse un sombre ouragan dans l'air silencieux,


 

Un cygne qui s'était évadé de sa cage,

Et, de ses pieds palmés frottant le pavé sec,

Sur le sol raboteux traînait son blanc plumage.