Quant à Mme Caterna, elle se lève, très pâle, et M. Caterna, époux modèle, la suit sur le pont.
Le dîner achevé, laissant Fulk Ephrinell et miss Bluett causer… courtages et prix courants, je viens me promener à l’arrière de l’Astara.
La nuit est presque close. De rapides nuages, chassés de l’est, drapent à grands plis les hautes zones du ciel, où pointent quelques rares étoiles. La brise fraîchit. Le feu blanc du paquebot cliqueté en se balançant au mât de misaine. Les deux feux de position, obéissant au roulis, envoient sur les lames de longues traînées de lumière verte ou rouge.
J’aperçois bientôt Fulk Ephrinell. Miss Horatia Bluett ayant regagné sa cabine, il va chercher, dans le salon de l’arrière, un bout de divan pour s’y étendre. Je lui souhaite la bonne nuit, et il me quitte, après m’avoir gratifié d’un souhait identique.
Pour moi, enveloppé de ma couverture, accoté en quelque coin du pont, je dormirai comme un matelot qui n’est pas de quart.
Il n’est que huit heures. J’allume un cigare, et, les jambes écartées pour assurer mon aplomb contre le roulis, je commence à me promener le long des pavois. Le pont est déjà abandonné des passagers de première classe, et je m’y trouve à peu près seul. Sur la passerelle va et vient le second du navire, surveillant la direction qui a été donnée à l’homme de barre, placé près de lui au gouvernail. Les aubes des roues battent la mer avec violence, éclatant en une sorte de tonnerre, lorsque l’une ou l’autre tourne à vide. Une acre fumée tourbillonne à la collerette de la cheminée, qui projette des gerbes d’étincelles.
À neuf heures, la nuit est très obscure. J’essaie de relever au large quelque feu de bateau, sans y réussir, car la Caspienne est peu fréquentée. On n’entend que des cris d’oiseaux de mer, goélands et macreuses, qui s’abandonnent aux caprices du vent.
Pendant ma promenade, une pensée m’obsède : si le voyage allait s’accomplir sans que j’en pusse rien tirer pour mon journal… La direction m’en rendrait responsable, et elle aurait raison. Quoi ! pas une aventure de Tiflis à Pékin !… Ce serait ma faute, évidemment. Aussi suis-je décidé à tout pour éviter un tel malheur.
Il est dix heures et demie lorsque je viens m’asseoir sur un des bancs à l’arrière de l’Astara. Mais avec cette brise qui prend debout, il m’est impossible d’y demeurer.
Je me relève donc et marche vers l’avant, en me retenant au plat-bord. Sous la passerelle, entre les tambours, je suis si vivement secoué par le vent qu’il me faut chercher un abri le long des colis recouverts par le prélart. Étendu le long des caisses, serré dans ma couverture, la tête appuyée contre la toile goudronnée, je ne tarde pas à m’assoupir.
Après un certain temps, dont je n’ai point la notion exacte, je suis réveillé par un bruit singulier. D’où provient ce bruit ?… J’écoute plus attentivement… On dirait un ronflement qui se fait près de mon oreille.
« C’est quelque passager de l’avant, pensai-je. Il se sera introduit sous le prélart entre les caisses, et il ne doit pas être mal dans cette cabine improvisée. »
À la lueur qui filtre par la partie inférieure de la lampe d’habitacle, je ne vois rien.
J’écoute de nouveau… Le bruit a cessé.
Je regarde… Personne sur cette partie du pont, car les passagers de seconde classe sont étendus à l’avant.
Allons, j’aurai rêvé, sans doute, et je reprends ma position de dormeur…
Cette fois, pas d’erreur possible ! Le ronflement a recommencé, et je m’assure qu’il vient de cette caisse, contre laquelle ma tête est appuyée.
« Pardieu, me dis-je, il y a un animal là-dedans ! »
Un animal ?… Lequel ?… Un chien ?… Un chat ?… Non ! Pourquoi aurait-on caché un quadrupède domestique dans cette caisse ?… Un fauve alors… une panthère, un tigre, un lion…
Me voilà lancé sur cette piste… Des fauves que l’on expédie à une ménagerie ou à quelque sultan de l’Asie centrale… Cette caisse est une cage, et si la cage s’ouvrait… si le fauve se précipitait sur le pont… quel incident de voyage… quelle matière à chronique !… Et voyez jusqu’où peut aller la surexcitation cérébrale d’un reporter en quête de reportage ; il faut à tout prix que je sache à qui on envoie ce fauve, s’il est à destination d’Ouzoun-Ada ou s’il va jusqu’en Chine… L’adresse doit être sur la caisse.
Je prends une allumette-bougie, je la frotte, et, comme je suis placé sous le vent, la flamme se tient droite…
À sa clarté, que vois-je ?…
La caisse renfermant le fauve est précisément celle qui porte l’adresse : Mlle Zinca Klork, avenue Cha-Coua, Pékin, Chine…
Fragile, mon fauve !… Craint l’humidité, mon lion !… Soit ! Mais à quel propos Mlle Zinca Klork, cette jolie – car elle doit être jolie cette Roumaine, – car elle est certainement roumaine – se fait-elle expédier un fauve en boîte sous cette qualification ?
Raisonnons au lieu de déraisonner. Cet animal, quel qu’il soit, il faut qu’il mange, il faut qu’il boive. Or, à partir d’Ouzoun-Ada, on compte onze jours pour la traversée de l’Asie jusqu’à la capitale du Céleste-Empire. Eh bien, qui lui donnera à boire, à cette bête, et qui lui donnera à manger, si elle ne doit pas sortir de sa cage, si elle y reste enfermée pendant tout le trajet ? Les agents du Grand-Transasiatique n’auront pour ledit fauve que les attentions délicates exigées pour le transport d’une glace, puisqu’il est déclaré tel, et il mourra d’inanition !
Toutes ces choses tourbillonnent dans mon esprit, mes idées se brouillent. « Est-ce un rêve charmant qui m’éblouit ou si je veille ? » comme dit la Marguerite de Faust dans une phrase de construction plus lyrique que grammaticale ? Résister m’est impossible. J’ai un poids de deux kilos sur chaque paupière. Je me laisse aller le long du prélart ; ma couverture m’enveloppe plus étroitement, et je tombe dans un sommeil profond.
Combien de temps ai-je dormi ?… Peut-être trois à quatre heures. Ce qui est certain, c’est qu’il ne faisait pas encore jour lorsque je me suis réveillé.
Après m’être frotté les yeux, je me redresse, je me lève, et je viens m’appuyer sur le bastingage.
L’Astara est un peu moins secoué par la houle, depuis que le vent a passé au nord-ouest.
La nuit est froide.
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