Fulk Ephrinell, lui, ne descend pas.
Me voici donc arpentant le quai d’une gare très suffisamment éclairée. Une dizaine de voyageurs ont déjà quitté notre train. Cinq ou six, des Géorgiens, se pressent aux marchepieds des compartiments. Dix minutes d’arrêt à Elisabethpol, l’horaire ne nous octroie pas davantage.
Dès les premiers coups de cloche, je reviens vers notre wagon, j’y monte, et, lorsque la portière a été refermée, je m’aperçois que ma place est prise. Oui… en face de l’Américain s’est installée une voyageuse avec ce sans-gêne anglo-saxon, qui n’a pas plus de limites que l’infini. Est-elle jeune ? est-elle vieille ? Est-elle jolie ? est-elle laide ? L’obscurité ne me permet pas d’en juger. Dans tous les cas, la galanterie française m’interdit de réintégrer mon coin, et je m’assieds près de cette personne, qui ne s’excuse même pas.
Quant à Fulk Ephrinell, il me semble qu’il dort, et voilà comment j’en suis encore à savoir ce que fabrique par milliards cette maison Strong Bulbul and Co. de New-York.
Le train est parti. Nous avons laissé Elisabethpol en arrière. Qu’ai-je vu de cette charmante ville de vingt mille habitants, bâtie à cent soixante-dix kilomètres de Tiflis, sur le Gandja-tchaï, un tributaire du Koura, et que j’avais spécialement « piochée », avant mon arrivée ?… Rien de ses maisons en briques cachées sous la verdure, rien de ses curieuses ruines, rien de sa superbe mosquée construite au commencement du XVIIIe siècle, ni de sa place du Maïdan. Des admirables platanes, si recherchés des corbeaux et des merles, et qui entretiennent une température supportable pendant les excessives chaleurs de l’été, à peine ai-je aperçu les hautes ramures où se jouaient les rayons lunaires ? Et, sur les bords du rio, qui promène ses eaux argentées et murmurantes le long de la rue principale, à peine ai-je entrevu quelques maisons à jardinets, semblables à de petites forteresses crénelées. Ce qui m’est resté dans le souvenir, ce n’est qu’une silhouette indécise, saisie au vol entre les volutes de vapeur éructées par notre locomotive. Et pourquoi ces habitations toujours sur la défensive ? C’est que Elisabethpol était une place de guerre, jadis exposée aux fréquentes attaques des Lesghiens du Chirvan, et ces montagnards, à en croire les historiens les mieux informés, descendent directement des hordes d’Attila.
Il était près de minuit alors. La fatigue m’invitait au sommeil, et pourtant, en bon reporter, je ne voulais dormir que d’un œil et sur une seule oreille.
Je tombai cependant dans cette sorte de somnolence que provoquent les trépidations régulières d’un train en marche, entremêlées de coups de sifflet déchirants, de bruits de serrage avant les ralentissements de vitesse, de brouhahas tumultueux, lorsque deux convois se croisent. Ce sont des noms de stations criés pendant les courts arrêts, et le claquement des portières qui s’ouvrent ou se ferment avec une sonorité métallique.
C’est ainsi que j’entendis appeler Géran, Varvara, Oudjarry, Kiourdamir, Klourdane, ensuite Karasoul, Navagi… Je me redressais ; mais, n’occupant plus l’angle dont j’avais été si cavalièrement évincé, il m’était impossible de regarder à travers la vitre.
Et je me demande alors ce que cache cet amas de voilettes, de couvertures, de jupes, que j’entrevois à ma place usurpée. Question sans réponse. Cette voyageuse doit-elle être ma compagne jusqu’au terminus du Grand-Transasiatique ? Échangerai-je avec elle un salut sympathique dans les rues de Pékin ?… Puis, de ma compagne, ma pensée revient à mon compagnon, qui ronfle dans son coin à rendre jaloux les ventilateurs de la maison Strong Bulbul and Co. Et cette immense usine, que diable fabrique-t-elle ? Des ponts de fer ou d’acier, des locomotives, des plaques de blindage, des chaudières à vapeur, des pompes de mines ?… Avec ce que m’en a dit mon Américain, j’en fais une rivale du Creusot, de Cokerill ou d’Essen, quelque formidable établissement industriel des États-Unis d’Amérique. À moins qu’il ne m’en ait conté… car il ne paraît pas être « vert », comme on dit dans son pays, – ce qui signifie qu’il n’a pas l’air précisément d’un naïf, ledit Fulk Ephrinell !
Il me semble pourtant que je me suis peu à peu endormi d’un sommeil de plomb. Soustrait aux influences extérieures, je n’entends même plus la respiration stertoreuse de mon Yankee. Le train arrive à la station d’Aliat, y fait un arrêt de dix minutes et repart sans que je m’en sois aperçu. Je le regrette, car Aliat est un petit port, et j’aurais pu prendre là un premier aperçu de la Caspienne, entrevoir ces contrées qui furent ravagées par Pierre le Grand… Deux colonnes de chronique historico-fantaisiste à faire là-dessus, en mêlant le Bouillet au Larousse… Bien que n’ayant rien vu de ce pays ni de sa capitale, il ne serait pas difficile de donner l’essor à mon imagination…
« Bakou ! Bakou… »
C’est ce nom, répété à l’arrêt du train, qui me réveille…
Il est sept heures du matin.
CHAPITRE III
Le départ du bateau ne doit s’effectuer qu’à trois heures du soir. Ceux de mes compagnons de voyage qui se disposent à traverser la Caspienne, se hâtent de courir vers le port. Il s’agit, en effet, de retenir une cabine, ou de marquer sa place dans les salons du paquebot.
Fulk Ephrinell m’a quitté précipitamment sur ces seuls mots :
« Je n’ai pas un instant à perdre ! Il faut que je m’occupe du transport de mes bagages…
– Vous en avez beaucoup ?…
– Quarante-deux caisses.
– Quarante-deux caisses ! m’écriai-je.
– Et je regrette de ne pas en avoir le double. – Vous permettez, n’est-ce pas… »
Il aurait à faire une traversée de huit jours au lieu de vingt-quatre heures, à franchir l’Atlantique au lieu de la Caspienne, qu’il ne serait pas plus pressé.
On peut m’en croire, le Yankee n’a pas songé un instant à offrir sa main à notre compagne pour l’aider à descendre de wagon. Je le remplace. La voyageuse s’appuie sur mon bras, et saute… non ! met lentement le pied à terre. J’eus pour toute récompense un thank you, sir, qui est prononcé d’une voix sèche, extrêmement britannique.
Thackeray a dit quelque part qu’une dame anglaise bien élevée est la plus complète des œuvres de Dieu sur la terre.
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