Les yeux égarés, la bouche écumante de Zdenko, annonçaient assez qu’il ne s’arrêterait pas cette fois à la menace. Il prit tout à coup une résolution étrangement féroce : il se mit à ramasser de grosses pierres, et à les placer l’une sur l’autre, entre lui et Consuelo, pour murer l’étroite galerie où elle se trouvait. De cette manière, il était sûr qu’en ne vidant plus la citerne durant plusieurs jours, il la ferait périr de faim, comme l’abeille qui enferme le frelon indiscret dans sa cellule, en apposant une cloison de cire à l’entrée.
Mais c’était avec du granit que Zdenko bâtissait, et il s’en acquittait avec une rapidité prodigieuse. La force athlétique que cet homme si maigre, et en apparence si débile, trahissait en ramassant et en arrangeant ces blocs, prouvait trop bien à Consuelo que la résistance était impossible, et qu’il valait mieux espérer de trouver une autre issue en retournant sur ses pas, que de se porter aux dernières extrémités en l’irritant. Elle essaya de l’attendrir, de le persuader et de le dominer par ses paroles.
« Zdenko, lui disait-elle, que fais-tu là, insensé ? Albert te reprochera ma mort. Albert m’attend et m’appelle. Je suis son amie, sa consolation et son salut. Tu perds ton ami et ton frère en me perdant. »
Mais Zdenko, craignant de se laisser gagner, et résolu de continuer son œuvre, se mit à chanter dans sa langue sur un air vif et animé, tout en bâtissant d’une main active et légère son mur cyclopéen.
Une dernière pierre manquait pour assurer l’édifice. Consuelo le regardait faire avec consternation. Jamais, pensait-elle, je ne pourrai démolir ce mur. Il me faudrait les mains d’un géant. La dernière pierre fut posée, et bientôt elle s’aperçut que Zdenko en bâtissait un second, adossé au premier. C’était toute une carrière, toute une forteresse qu’il allait entasser entre elle et Albert. Il chantait toujours, et paraissait prendre un plaisir extrême à son ouvrage.
Une inspiration merveilleuse vint enfin à Consuelo. Elle se rappela la fameuse formule hérétique qu’elle s’était fait expliquer par Amélie, et qui avait tant scandalisé le chapelain.
« Zdenko ! s’écria-t-elle en bohémien, à travers une des fentes du mur mal joint qui la séparait déjà de lui ; ami Zdenko, que celui à qui on a fait tort te salue ! »
À peine cette parole fut-elle prononcée, qu’elle opéra sur Zdenko comme un charme magique ; il laissa tomber l’énorme bloc qu’il tenait, en poussant un profond soupir, et il se mit à démolir son mur avec plus de promptitude encore qu’il ne l’avait élevé ; puis, tendant la main à Consuelo, il l’aida en silence à franchir cette ruine, après quoi il la regarda attentivement, soupira étrangement, et, lui remettant trois clefs liées ensemble par un ruban rouge, il lui montra le chemin devant elle, en lui disant :
« Que celui à qui on a fait tort te salue !
– Ne veux-tu pas me servir de guide ? lui dit-elle. Conduis-moi vers ton maître. »
Zdenko secoua la tête en disant :
« Je n’ai pas de maître, j’avais un ami. Tu me le prends. La destinée s’accomplit. Va où Dieu te pousse ; moi, je vais pleurer ici jusqu’à ce que tu reviennes. »
Et, s’asseyant sur les décombres, il mit sa tête dans ses mains, et ne voulut plus dire un mot.
Consuelo ne s’arrêta pas longtemps pour le consoler. Elle craignait le retour de sa fureur ; et, profitant de ce moment où elle le tenait en respect, certaine enfin d’être sur la route du Schreckenstein, elle partit comme un trait. Dans sa marche incertaine et pénible, Consuelo n’avait pas fait beaucoup de chemin ; car Zdenko, se dirigeant par une route beaucoup plus longue mais inaccessible à l’eau, s’était rencontré avec elle au point de jonction des deux souterrains, qui faisaient, l’un par un détour bien ménagé, et creusé de main d’homme dans le roc, l’autre, affreux, bizarre, et plein de dangers, le tour du château, de ses vastes dépendances, et de la colline sur laquelle il était assis. Consuelo ne se doutait guère qu’elle était en cet instant sous le parc, et cependant elle en franchissait les grilles et les fossés par une voie que toutes les clefs et toutes les précautions de la chanoinesse ne pouvaient plus lui fermer. Elle eut la pensée, au bout de quelque trajet sur cette nouvelle route, de retourner sur ses pas, et de renoncer à une entreprise déjà si traversée, et qui avait failli lui devenir si funeste. De nouveaux obstacles l’attendaient peut-être encore. Le mauvais vouloir de Zdenko pouvait se réveiller. Et s’il allait courir après elle ! s’il allait élever un nouveau mur pour empêcher son retour ! Au lieu qu’en abandonnant son projet, en lui demandant de lui frayer le chemin vers la citerne, et de remettre cette citerne à sec pour qu’elle pût monter, elle avait de grandes chances pour le trouver docile et bienveillant. Mais elle était encore trop sous l’émotion du moment pour se résoudre à revoir ce fantasque personnage. La peur qu’il lui avait causée augmentait à mesure qu’elle s’éloignait de lui ; et après avoir affronté sa vengeance avec une présence d’esprit miraculeuse, elle faiblissait en se la représentant. Elle fuyait donc devant lui, n’ayant plus le courage de tenter ce qu’il eût fallu faire pour se le rendre favorable, et n’aspirant qu’à trouver une de ces portes magiques dont il lui avait cédé les clefs, afin de mettre une barrière entre elle et le retour de sa démence.
Mais n’allait-elle pas trouver Albert, cet autre fou qu’elle s’était obstinée témérairement à croire doux et traitable, dans une position analogue à celle de Zdenko envers elle ? Il y avait un voile épais sur toute cette aventure ; et, revenue de l’attrait romanesque qui avait contribué à l’y pousser, Consuelo se demandait si elle n’était pas la plus folle des trois, de s’être précipitée dans cet abîme de dangers et de mystères, sans être sûre d’un résultat favorable et d’un succès fructueux.
Cependant elle suivait un souterrain spacieux et admirablement creusé par les fortes mains des hommes du Moyen Âge. Tous les rochers étaient percés par un entaillement ogival surbaissé avec beaucoup de caractère et de régularité.
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