Fuir, c’était confirmer l’opinion qu’on avait d’eux ; rester, c’était s’exposer à une attaque un peu brusque. Comme ils se consultaient, ils virent un rayon de lumière percer le volet d’une fenêtre au premier étage. Le rayon s’agrandit, et un rideau de damas cramoisi, derrière lequel brillait doucement la clarté d’une lampe, fut soulevé lentement ; une main, que la pleine lumière de la lune fit paraître blanche et potelée, se montra au bord du rideau, dont elle soutenait avec précaution les franges, tandis qu’un œil invisible interrogeait probablement les objets extérieurs.

« Chanter, dit Consuelo à son compagnon, voilà ce que nous avons à faire. Suis-moi, laisse-moi dire. Mais non, prends ton violon, et fais-moi une ritournelle quelconque, dans le premier ton venu. »

Joseph ayant obéi, Consuelo se mit à chanter à pleine voix, en improvisant musique et prose, une espèce de discours en allemand, rythmé et coupé en récitatif :

« Nous sommes deux pauvres enfants de quinze ans, tout petits, et pas plus forts, pas plus méchants que les rossignols dont nous imitons les doux refrains. »

– Allons, Joseph, dit-elle tout bas, un accord pour soutenir le récitatif. » Puis elle reprit :

« Accablés de fatigue, et contristés par la morne solitude de la nuit, nous avons vu cette maison, qui de loin semblait déserte, et nous avons passé une jambe, et puis l’autre, par-dessus le mur. »

– Un accord en la mineur, Joseph.

« Nous nous sommes trouvés dans un jardin enchanté, au milieu de fruits dignes de la terre promise : nous mourions de soif ; nous mourions de faim. Cependant s’il manque une pomme d’api aux espaliers, si nous avons détaché un grain de raisin de la treille, qu’on nous chasse et qu’on nous humilie comme des malfaiteurs. »

– Une modulation pour revenir en ut majeur, Joseph.

« Et cependant, on nous soupçonne, on nous menace ; et nous ne voulons pas nous sauver ; nous ne cherchons pas à nous cacher, parce que nous n’avons fait aucun mal... si ce n’est d’entrer dans la maison du bon Dieu par-dessus les murs ; mais quand il s’agit d’escalader le paradis, tous les chemins sont bons, et les plus courts sont les meilleurs. »

Consuelo termina son récitatif par un de ces jolis cantiques en latin vulgaire, que l’on nomme à Venise latino di frate, et que le peuple chante le soir devant les madones. Quand elle eut fini, les deux mains blanches, s’étant peu à peu montrées, l’applaudirent avec transport, et une voix qui ne lui semblait pas tout à fait étrangère à son oreille, cria de la fenêtre :

« Disciples des Muses, soyez les bienvenus ! Entrez, entrez : l’hospitalité vous invite et vous attend. »

Les deux enfants s’approchèrent, et, un instant après, un domestique en livrée rouge et violet vint leur ouvrir courtoisement la porte.

« Je vous avais pris pour des filous, je vous en demande bien pardon, mes petits amis, leur dit-il en riant : c’est votre faute ; que ne chantiez-vous plus tôt ? Avec un passeport comme votre voix et votre violon, vous ne pouviez manquer d’être bien accueillis par mon maître. Venez donc ; il paraît qu’il vous connaît déjà. »

En parlant ainsi, l’affable serviteur avait monté devant eux les douze marches d’un escalier fort doux, couvert d’un beau tapis de Turquie. Avant que Joseph eût eu le temps de lui demander le nom de son maître, il avait ouvert une porte battante qui retomba derrière eux sans faire aucun bruit ; et après avoir traversé une antichambre confortable, il les introduisit dans la salle à manger, où le patron gracieux de cette heureuse demeure, assis en face d’un faisan rôti, entre deux flacons de vieux vin doré, commençait à digérer son premier service, tout en attaquant le second d’un air paterne et majestueux. Au retour de sa promenade du matin, il s’était fait accommoder par son valet de chambre pour se reposer le teint. Il était poudré et rasé de frais. Les boucles grisonnantes de son chef respectable s’arrondissaient mœlleusement sous un œil de poudre d’iris d’une odeur exquise ; ses belles mains étaient posées sur ses genoux couverts d’une culotte de satin noir à boucles d’argent. Sa jambe bien faite et dont il était un peu vain, chaussée d’un bas violet bien tiré et bien transparent, reposait sur un coussin de velours, et sa noble corpulence enveloppée d’une excellente douillette de soie puce, ouatée et piquée, s’affaissait délicieusement dans un grand fauteuil de tapisserie où nulle part le coude ne risquait de rencontrer un angle, tant il était bien rembourré et arrondi de tous côtés. Assise auprès de la cheminée qui flambait et pétillait derrière le fauteuil du maître, dame Brigide, la gouvernante, préparait le café avec un recueillement religieux ; et un second valet, non moins propre dans sa tenue, et non moins bénin dans ses allures que le premier, debout auprès de la table, détachait délicatement l’aile de volaille que le saint homme attendait sans impatience comme sans inquiétude. Joseph et Consuelo firent de grandes révérences en reconnaissant dans leur hôte bienveillant M. le chanoine majeur et jubilaire du chapitre cathédrant de Saint-Étienne, celui devant lequel ils avaient chanté la messe le matin même.

 

 

LXXVII

 

M. le chanoine était l’homme le plus commodément établi qu’il y eût au monde. Dès l’âge de sept ans, grâce aux protections royales qui ne lui avaient pas manqué, il avait été déclaré en âge de raison, conformément aux canons de l’Église, lesquels admettaient que si l’on n’a pas beaucoup de raison à cet âge, on est du moins capable d’en avoir virtuellement assez pour recueillir et consommer les fruits d’un bénéfice. En conséquence de cette décision le jeune tonsuré avait été investi du canonicat, bien qu’il fût bâtard d’un roi ; toujours en vertu des canons de l’Église, qui acceptaient par présomption la légitimité d’un enfant présenté aux bénéfices et patronné par des souverains, bien que d’autre part les mêmes arrêts canoniques exigeassent que tout prétendant aux biens ecclésiastiques fût issu de bon et légitime mariage, à défaut de quoi on pouvait le déclarer incapable, voire indigne et infâme au besoin. Mais il est avec le ciel tant d’accommodements, que, dans de certaines circonstances, le droit canonique établissait qu’un enfant trouvé peut être regardé comme légitime, par la raison, d’ailleurs fort chrétienne, que dans les cas de parenté mystérieuse on doit supposer le bien plutôt que le mal. Le petit chanoine était donc entré en possession d’une superbe prébende, à titre de chanoine majeur ; et arrivé vers sa cinquantième année, à une quarantaine d’années de services prétendus effectifs dans le chapitre, il était désormais reconnu chanoine jubilaire, c’est-à-dire chanoine en retraite, libre de résider où bon lui semblait, et de ne plus remplir aucune fonction capitulaire, tout en jouissant pleinement des avantages, revenus et privilèges de son canonicat. Il est vrai que le digne chanoine avait rendu de bien grands services au chapitre dès ses jeunes années. Il s’était fait déclarer absent, ce qui, aux termes du droit canonique, signifie une permission de résider loin du chapitre, en vertu de divers prétextes plus ou moins spécieux, sans perdre les fruits du bénéfice attaché à l’exercice effectif. Le cas de peste dans une résidence est un cas d’absence admissible. Il y a aussi des raisons de santé délicate ou délabrée qui motivent l’absence. Mais le plus honorable et le plus assuré des droits d’absence était celui qui avait pour motif le cas d’études. On entreprenait et on annonçait un gros ouvrage sur les cas de conscience, sur les Pères de l’Église, sur les sacrements, ou, mieux encore, sur la constitution du chapitre auquel on appartenait, sur les principes de sa fondation, sur les avantages honorifiques et manuels qui s’y rattachaient, sur les prétentions qu’on pouvait faire valoir à l’encontre d’autres chapitres, sur un procès qu’on avait ou qu’on voulait avoir contre une communauté rivale à propos d’une terre, d’un droit de patronage, ou d’une maison bénéficiale ; et ces sortes de subtilités chicanières et financières, étant beaucoup plus intéressantes pour les corps ecclésiastiques que les commentaires sur la doctrine et les éclaircissements sur le dogme, pour peu qu’un membre distingué du chapitre proposât de faire des recherches, de compulser des parchemins, de griffonner des mémoires de procédure, des réclamations, voire des libelles contre de riches adversaires, on lui accordait le lucratif et agréable droit de rentrer dans la vie privée et de manger son revenu soit en voyages, soit dans sa maison bénéficiale, au coin de son feu. Ainsi faisait notre chanoine.

Homme d’esprit, beau diseur, écrivain élégant, il avait promis, il se promettait, et il devait promettre toute sa vie de faire un livre sur les droits, immunités et privilèges de son chapitre. Entouré d’in-quarto poudreux qu’il n’avait jamais ouverts, il n’avait pas fait le sien, il ne le faisait pas, il ne devait jamais le faire.