Il était assez bon organiste ; et, s’étant mis au clavecin après le dîner, il leur fit entendre des fragments de plusieurs vieux maîtres allemands, qu’il jouait avec beaucoup de pureté et selon les bonnes traditions du temps passé. Cette audition ne fut pas sans intérêt pour Consuelo ; et bientôt, ayant trouvé sur le clavecin un gros livre de cette ancienne musique, elle se mit à le feuilleter et à oublier la fatigue et l’heure qui s’avançait, pour demander au chanoine de lui jouer, avec sa bonne manière nette et large, plusieurs morceaux qui avaient frappé son esprit et ses yeux. Le chanoine trouva un plaisir extrême à être ainsi écouté. La musique qu’il connaissait n’étant plus guère de mode, il ne trouvait pas souvent d’amateurs selon son cœur. Il se prit donc d’une affection extraordinaire pour Consuelo particulièrement, Joseph, accablé de lassitude, s’étant assoupi sur un grand fauteuil perfidement délicieux.

« Vraiment ! s’écria le chanoine dans un moment d’enthousiasme, tu es un enfant heureusement doué, et ton jugement précoce annonce un avenir extraordinaire. Voici la première fois de ma vie que je regrette le célibat que m’impose ma profession. »

Ce compliment fit rougir et trembler Consuelo, qui se crut reconnue pour une femme ; mais elle se remit bien vite, lorsque le chanoine ajouta naïvement :

« Oui, je regrette de n’avoir pas d’enfants, car le ciel m’eût peut-être donné un fils tel que toi, et c’eût été le bonheur de ma vie... quand même Brigide eût été la mère. Mais dis-moi, mon ami, que penses-tu de ce Sébastien Bach dont les compositions fanatisent les savants d’aujourd’hui ? Crois-tu aussi que ce soit un génie prodigieux ? J’ai là un gros livre de ses œuvres que j’ai rassemblé et fait relier, parce qu’il faut avoir de tout... Et puis, c’est peut-être beau en effet... Mais c’est d’une difficulté extrême à lire, et je t’avoue que le premier essai m’ayant rebuté, j’ai eu la paresse de ne pas m’y remettre... D’ailleurs, j’ai si peu de temps à moi ! Je ne fais de musique que dans de rares instants, dérobés à des soins plus sérieux... De ce que tu m’as vu très occupé de la gouverne de mon petit ménage, il ne faut pas conclure que je sois un homme libre et heureux. Je suis esclave, au contraire, d’un travail énorme, effrayant, que je me suis imposé. Je fais un livre auquel je travaille depuis trente ans, et qu’un autre n’eût pas fait en soixante ; un livre qui demande des études incroyables, des veilles, une patience à toute épreuve et les plus profondes réflexions. Aussi je pense que ce livre-là fera quelque bruit !

– Mais il est bientôt fini ? demanda Consuelo.

– Pas encore, pas encore ! répondit le chanoine désireux de se dissimuler à lui-même qu’il ne l’avait pas commencé. Nous disions donc que la musique de ce Bach est terriblement difficile, et que, quant à moi, elle me semble bizarre.

– Je pense cependant que si vous surmontiez votre répugnance, vous en viendriez à penser que c’est un génie qui embrasse, résume et vivifie toute la science du passé et du présent.

– Eh bien, reprit le chanoine, s’il en est ainsi, nous essaierons demain à nous trois d’en déchiffrer quelque chose. Voici l’heure pour vous de prendre du repos, et pour moi de me livrer à l’étude. Mais demain vous passerez la journée chez moi, c’est entendu, n’est-ce pas ?

– La journée, c’est beaucoup dire, monsieur ; nous devons nous presser d’arriver à Vienne ; mais dans la matinée nous serons à vos ordres. »

Le chanoine se récria, insista, et Consuelo feignit de céder, se promettant de presser un peu les adagios du grand Bach, et de quitter le prieuré vers onze heures ou midi. Quand il fut question d’aller dormir, une vive discussion s’engagea sur l’escalier entre dame Brigide et le premier valet de chambre. Le zélé Joseph, empressé de complaire à son maître, avait préparé pour les jeunes musiciens deux jolies cellules situées dans le bâtiment fraîchement restauré qu’occupaient le chanoine et sa suite. Brigide, au contraire, s’obstinait à les envoyer coucher dans les cellules abandonnées du vieux prieuré, parce que ce corps de logis était séparé du nouveau par de bonnes portes et de solides verrous.

« Quoi ! disait-elle en élevant sa voix aigre dans l’escalier sonore, vous prétendez loger ces vagabonds porte à porte avec nous ! Et ne voyez-vous pas à leur mine, à leur tenue et à leur profession, que ce sont des bohémiens, des coureurs d’aventures, de méchants petits bandits qui se sauveront d’ici avant le jour en nous emportant notre vaisselle plate ! Qui sait s’ils ne nous assassineront pas !

– Nous assassiner ! ces enfants-là ! reprenait Joseph en riant : vous êtes folle, Brigide ; toute vieille et cassée que vous voilà, vous les mettriez encore en fuite, rien qu’en leur montrant les dents.

– Vieux et cassé vous-même, entendez-vous ! criait la vieille avec fureur. Je vous dis qu’ils ne coucheront pas ici, je ne le veux pas. Oui-da ! je ne fermerais pas l’œil de toute la nuit !

– Vous auriez grand tort ; je suis bien sûr que ces enfants n’ont pas plus envie que moi de troubler votre respectable sommeil. Allons, finissons ! monsieur le chanoine m’a ordonné de bien traiter ses hôtes, et je n’irai pas les fourrer dans cette masure pleine de rats et ouverte à tous les vents. Voudriez-vous les faire coucher sur le carreau ?

– Je leur y ai fait dresser par le jardinier deux bons lits de sangle ; croyez-vous que ces va-nu-pieds soient habitués à des lits de duvet ?

– Ils en auront pourtant cette nuit, parce que monsieur le veut ainsi ; je ne connais que les ordres de monsieur, dame Brigide ! Laissez-moi faire mon devoir, et songez que le vôtre comme le mien est d’obéir et non de commander.

– Bien parlé, Joseph ! dit le chanoine, qui, de la porte entrouverte de l’antichambre, avait écouté en riant toute la dispute. Allez me préparer mes pantoufles, Brigide, et ne nous rompez plus la tête. Au revoir, mes petits amis ! Suivez Joseph, et dormez bien. Vive la musique, vive la belle journée de demain. »

Après que nos voyageurs eurent pris possession de leurs jolies cellules, ils entendirent encore longtemps gronder au loin la gouvernante, comme la bise d’hiver sifflant dans les corridors. Quand le mouvement qui annonçait le coucher solennel du chanoine eut cessé entièrement, dame Brigide vint sur la pointe du pied à la porte de ses jeunes hôtes, et donna lestement un tour de clef à chaque serrure pour les enfermer. Joseph, plongé dans le meilleur lit qu’il eût rencontré de sa vie, dormait déjà profondément, et Consuelo en fit autant de son côté, après avoir ri de bon cœur en elle-même des terreurs de Brigide.