Qui a eu le premier la pensée et la résolution de combattre les recruteurs ? c’est le baron ; le comte ne s’en souciait pas, et n’y allait que par complaisance et par ton. Qui a couru des risques et reçu une balle dans son chapeau, bien près du crâne ? encore le baron ! Qui a blessé, et peut-être tué l’infâme Pistola ? le baron ! Qui a sauvé le déserteur, à ses dépens peut-être, et en s’exposant à la colère d’un maître terrible ? Enfin, qui vous a respectée, et n’a pas fait semblant de reconnaître votre sexe ? qui a compris la beauté de vos airs italiens, et le goût de votre manière ?

– Et le génie de maître Joseph Haydn ? ajouta Consuelo en souriant ; le baron, toujours le baron !

– Sans doute, reprit Haydn pour lui rendre sa maligne insinuation ; et il est bien heureux peut-être, pour un noble et cher absent dont j’ai entendu parler, que la déclaration d’amour à la divine Porporina soit venue du comte ridicule, au lieu d’être faite par le brave et séduisant baron.

– Beppo ! répondit Consuelo avec un sourire mélancolique, les absents n’ont tort que dans les cœurs ingrats et lâches. Voilà pourquoi le baron, qui est généreux et sincère, et qui est amoureux d’une mystérieuse beauté, ne pouvait pas songer à me faire la cour. Je vous le demande à vous-même : sacrifieriez-vous aussi facilement l’amour de votre fiancée et la fidélité de votre cœur au premier caprice venu ? »

Beppo soupira profondément.

« Vous ne pouvez être pour personne le premier caprice venu, dit-il, et... le baron pourrait être fort excusable d’avoir oublié toutes ses amours passées et présentes en vous voyant.

– Vous devenez galant et doucereux, Beppo ! je vois que vous avez profité dans la société de M. le comte ; mais puissiez-vous ne jamais épouser une margrave, et ne pas apprendre comment on traite l’amour quand on a fait un mariage d’argent ! »

Arrivés le soir à Lintz, ils y dormirent enfin sans terreur et sans souci du lendemain. Dès que Joseph fut éveillé, il courut acheter des chaussures, du linge, plusieurs petites recherches de toilette masculine pour lui, et surtout pour Consuelo, qui put se faire brave et beau, comme elle le disait en plaisantant, pour courir la ville et les environs. Le vieux batelier leur avait dit que s’il pouvait trouver une commission pour Mœlk, il les reprendrait à son bord le jour suivant, et leur ferait faire encore une vingtaine de lieues sur le Danube. Ils passèrent donc cette journée à Lintz, s’amusèrent à gravir la colline, à examiner le château fort d’en bas et celui d’en haut, d’où ils purent contempler les majestueux méandres du fleuve au sein des plaines fertiles de l’Autriche. De là aussi ils virent un spectacle qui les réjouit fort : ce fut la berline du comte Hoditz, qui entrait triomphalement dans la ville. Ils reconnurent la voiture et la livrée, et s’amusèrent à lui faire, de trop loin pour être aperçus de lui, de grands saluts jusqu’à terre. Enfin, le soir, s’étant rendus au rivage, ils y retrouvèrent leur bateau chargé de marchandises de transport pour Mœlk, et ils firent avec joie un nouveau marché avec leur vieux pilote. Ils s’embarquèrent avant l’aube, et virent briller les étoiles sereines sur leurs têtes, tandis que le reflet de ces astres courait en longs filets d’argent sur la surface mouvante du fleuve. Cette journée ne fut pas moins agréable que la précédente. Joseph n’eut qu’un chagrin, ce fut de penser qu’il se rapprochait de Vienne, et que ce voyage, dont il oubliait les souffrances et les périls pour ne se rappeler que ses délicieux instants, allait bientôt toucher à son terme.

À Mœlk, il fallut se séparer du brave pilote, et ce ne fut pas sans regret. Ils ne trouvaient pas dans les embarcations qui s’offrirent pour les mener plus loin les mêmes conditions d’isolement et de sécurité. Consuelo se sentait reposée, rafraîchie, aguerrie contre tous les accidents. Elle proposa à Joseph de reprendre leur route à pied jusqu’à nouvelle occurrence. Ils avaient encore vingt lieues à faire, et cette manière d’aller n’était pas fort abréviative. C’est que Consuelo, tout en se persuadant qu’elle était impatiente de reprendre les habits de son sexe et les convenances de sa position, était au fond du cœur, il faut bien l’avouer, aussi peu désireuse que Joseph de voir la fin de son expédition. Elle était trop artiste par toutes les fibres de son organisation, pour ne pas aimer la liberté, les hasards, les actes de courage et d’adresse, le spectacle continuel et varié de cette nature que le piéton seul possède entièrement, enfin toute l’activité romanesque de la vie errante et isolée.

Je l’appelle isolée, lecteur, pour exprimer une impression secrète et mystérieuse qu’il est plus facile à vous de comprendre qu’à moi de définir. C’est, je crois, un état de l’âme qui n’a pas été nommé dans notre langue, mais que vous devez vous rappeler, si vous avez voyagé à pied, au loin, et tout seul, ou avec un autre vous-même, ou enfin, comme Consuelo, avec un compagnon facile, enjoué, complaisant, et monté à l’unisson de votre cerveau. Dans ces moments-là, si vous étiez dégagé de toute sollicitude immédiate, de tout motif inquiétant, vous avez, je n’en doute pas, ressenti une sorte de joie étrange, peut-être égoïste tant soit peu, en vous disant : À l’heure qu’il est, personne ne s’embarrasse de moi, et personne ne m’embarrasse. Nul ne sait où je suis. Ceux qui dominent ma vie me chercheraient en vain ; ils ne peuvent me découvrir dans ce milieu inconnu de tous, nouveau pour moi-même, où je me suis réfugié. Ceux que ma vie impressionne et agite se reposent de moi, comme moi de mon action sur eux. Je m’appartiens entièrement, et comme maître et comme esclave. Car il n’est pas un seul de nous, ô lecteur ! qui ne soit à la fois, à l’égard d’un certain groupe d’individus, tour à tour et simultanément, un peu esclave, un peu maître, bon gré, mal gré, sans se l’avouer et sans y prétendre.

Nul ne sait où je suis ! Certes c’est une pensée d’isolement qui a son charme, un charme inexprimable, féroce en apparence, légitime et doux dans le fond. Nous sommes faits pour vivre de la vie de réciprocité. La route du devoir est longue, rigide, et n’a d’horizon que la mort, qui est peut-être à peine le repos d’une nuit.