Quand il est revenu après avoir déserté, il n’a pas voulu passer la porte de notre maison sans en avoir baisé le seuil.

– Est-ce une coutume de votre pays ?

– Non ; c’est une manière à lui, qu’il nous a enseignée, et qui nous a toujours réussi.

– C’est donc bien lui que nous avons vu, reprit Consuelo ; car nous lui avons vu baiser la terre pour remercier ceux qui l’avaient délivré. Tu l’as remarqué, Beppo ?

– Parfaitement ! C’est lui ; il n’y a plus de doute possible.

– Venez donc que je vous presse contre mon cœur, s’écria la femme de Karl, ô vous deux, anges du paradis, qui m’apportez une pareille nouvelle. Mais contez-moi donc cela ! »

Joseph raconta tout ce qui était arrivé ; et quand la pauvre femme eut exhalé tous ses transports de joie et de reconnaissance envers le ciel et envers Joseph et Consuelo qu’elle considérait avec raison comme les premiers libérateurs de son mari, elle leur demanda ce qu’il fallait faire pour le retrouver.

« Je crois, lui dit Consuelo, que vous ferez bien de continuer votre voyage. C’est à Vienne que vous le trouverez, si vous ne le rencontrez pas en chemin. Son premier soin sera d’aller faire sa déclaration à sa souveraine, et de demander dans les bureaux de l’administration qu’on vous signale en quelque lieu que vous soyez. Il n’aura pas manqué de faire les mêmes déclarations dans chaque ville importante où il aura passé, et de prendre des renseignements sur la route que vous avez tenue. Si vous arrivez à Vienne avant lui, ne manquez pas de faire savoir à l’administration où vous demeurez, afin que Karl en soit informé aussitôt qu’il s’y présentera.

– Mais quels bureaux, quelle administration ? Je ne connais rien à tous ces usages-là. Une si grande ville ! Je m’y perdrai, moi, pauvre paysanne !

– Tenez, dit Joseph, nous n’avons jamais eu d’affaire qui nous ait mis au courant de tout cela non plus ; mais demandez au premier venu de vous conduire à l’ambassade de Prusse. Demandez-y M. le baron de...

– Prends garde à ce que tu vas dire, Beppo ! dit Consuelo tout bas à Joseph pour lui rappeler qu’il ne fallait pas compromettre le baron dans cette aventure.

– Eh bien, le comte de Hoditz ? reprit Joseph.

– Oui, le comte ! il fera par vanité ce que l’autre eût fait par dévouement. Demandez la demeure de la margrave, princesse de Bareith, et présentez à son mari le billet que je vais vous remettre. »

Consuelo arracha un feuillet blanc du calepin de Joseph, et traça ces mots au crayon :

 

« Consuelo Porporina, prima donna du théâtre de San Samuel, à Venise ; ex-signor Bertoni, chanteur ambulant à Passaw, recommande au noble cœur du comte Hoditz-Roswald la femme de Karl, le déserteur que sa seigneurie a tiré des mains des recruteurs et comblé de ses bienfaits. La Porporina se promet de remercier monsieur le comte de sa protection, en présence de madame la margrave, si monsieur le comte veut bien l’admettre à l’honneur de chanter dans les petits appartements de son altesse. »

 

Consuelo mit la suscription avec soin, et regarda Joseph : il la comprit, et tira sa bourse. Sans se consulter autrement, et d’un mouvement spontané, ils donnèrent à la pauvre femme les deux pièces d’or qui leur restaient du présent de Trenck, afin qu’elle pût faire la route en voiture, et ils la conduisirent jusqu’au village voisin où ils l’aidèrent à faire son marché pour un modeste voiturin. Après qu’ils l’eurent fait manger et qu’ils lui eurent procuré quelques effets, dépense prise sur le reste de leur petite fortune, ils embarquèrent l’heureuse créature qu’ils venaient de rendre à la vie. Alors Consuelo demanda en riant ce qui restait au fond de la bourse. Joseph prit son violon, le secoua auprès de son oreille, et répondit :

« Rien que du son ! »

Consuelo essaya sa voix en pleine campagne, par une brillante roulade, et s’écria :

« Il reste beaucoup de son ! »

Puis elle tendit joyeusement la main à son confrère, et la serra avec effusion, en lui disant :

« Tu es un brave garçon, Beppo !

– Et toi aussi ! » répondit Joseph en essuyant une larme et en faisant un grand éclat de rire.

 

 

LXXV

 

Il n’est pas fort inquiétant de se trouver sans argent quand on touche au terme d’un voyage ; mais eussent-ils été encore bien loin de leur but, nos jeunes artistes ne se seraient pas sentis moins gais qu’ils ne le furent lorsqu’ils se virent tout à fait à sec. Il faut s’être trouvé ainsi sans ressources en pays inconnu (Joseph était presque aussi étranger que Consuelo à cette distance de Vienne) pour savoir quelle sécurité merveilleuse, quel génie inventif et entreprenant se révèlent comme par magie à l’artiste qui vient de dépenser son dernier sou. Jusque-là, c’est une sorte d’agonie, une crainte continuelle de manquer, une noire appréhension de souffrances, d’embarras et d’humiliations qui s’évanouissent dès que la dernière pièce de monnaie a sonné. Alors, pour les âmes poétiques, il y a un monde nouveau qui commence, une sainte confiance en la charité d’autrui, beaucoup d’illusions charmantes ; mais aussi une aptitude au travail et une disposition à l’aménité qui font aisément triompher des premiers obstacles. Consuelo, qui portait dans ce retour à l’indigence de ses premiers ans un sentiment de plaisir romanesque, et qui se sentait heureuse d’avoir fait le bien en se dépouillant, trouva tout de suite un expédient pour assurer le repas et le gîte du soir.

« C’est aujourd’hui dimanche, dit-elle à Joseph ; tu vas jouer des airs de danse en traversant la première ville que nous rencontrerons. Nous ne ferons pas deux rues sans trouver des gens qui auront envie de danser, et nous ferons les ménétriers. Est-ce que tu ne sais pas faire un pipeau ? J’aurais bientôt appris à m’en servir, et pourvu que j’en tire quelques sons, ce sera assez pour t’accompagner.

– Si je sais faire un pipeau ! s’écria Joseph ; vous allez voir ! »

On eut bientôt trouvé au bord de la rivière une belle tige de roseau, qui fut percée industrieusement, et qui résonna à merveille. L’accord parfait fut obtenu, la répétition suivit, et nos gens s’en allèrent bien tranquilles jusqu’à un petit hameau à trois milles de distance où ils firent leur entrée au son de leurs instruments, et en criant devant chaque porte : « Qui veut danser ? Qui veut sauter ? Voilà la musique, voilà le bal qui commence ! »

Ils arrivèrent sur une petite place plantée de beaux arbres : ils étaient escortés d’une quarantaine d’enfants qui les suivaient au pas de marche, en criant et en battant des mains. Bientôt de joyeux couples vinrent enlever la première poussière en ouvrant la danse ; et avant que le sol fût battu, toute la population se rassembla, et fit cercle autour d’un bal champêtre improvisé sans hésitation et sans conditions. Après les premières valses, Joseph mit son violon sous son bras, et Consuelo, montant sur sa chaise, fit un discours aux assistants pour leur prouver que des artistes à jeun avaient les doigts mous et l’haleine courte. Cinq minutes après, ils avaient à discrétion pain, laitage, bière et gâteaux. Quant au salaire, on fut bientôt d’accord : on devait faire une collecte où chacun donnerait ce qu’il voudrait.

Après avoir mangé, ils remontèrent donc sur un tonneau qu’on roula triomphalement au milieu de la place, et les danses recommencèrent ; mais au bout de deux heures, elles furent interrompues par une nouvelle qui mit tout le monde en émoi, et arriva, de bouche en bouche, jusqu’aux ménétriers ; le cordonnier de l’endroit, en achevant à la hâte une paire de souliers pour une pratique exigeante, venait de se planter son alène dans le pouce.

« C’est un événement grave, un grand malheur ! leur dit un vieillard appuyé contre le tonneau qui leur servait de piédestal. C’est Gottlieb, le cordonnier, qui est l’organiste de notre village ; et c’est justement demain notre fête patronale. Oh ! la grande fête, la belle fête ! Il ne s’en fait pas de pareille à dix lieues à la ronde. Notre messe surtout est une merveille, et l’on vient de bien loin pour l’entendre.