Il y avait là presque autant d’amour-propre et de rivalités en jeu que dans les coulisses d’un théâtre. Seulement les choses se passaient plus naïvement, et il y avait plus à rire qu’à s’indigner.
Une demi-heure avant la messe, le sacristain tout effaré vint leur révéler un grand complot tramé par le jaloux et perfide Gottlieb. Ayant appris que la répétition avait été excellente, et que tout le personnel musical de la paroisse était engoué des nouveaux venus, il se faisait très malade et défendait à sa nièce et à son fils, les deux coryphées principaux, de quitter le chevet de son lit, si bien qu’on n’aurait ni la présence de Gottlieb, que tout le monde jugeait indispensable pour se mettre en train, ni les solos, qui étaient le plus bel endroit de la messe. Les concertants étaient découragés, et c’était avec bien de la peine que lui, sacristain précieux et affairé, les avait réunis dans l’église pour tenir conseil.
Consuelo et Joseph coururent les trouver, firent répéter les endroits périlleux, soutinrent les parties défaillantes, et rendirent à tous confiance et courage. Quant au remplacement des solos, ils s’entendirent bien vite ensemble pour s’en charger. Consuelo chercha et trouva dans sa mémoire un chant religieux du Porpora qui s’adaptait au ton et aux paroles du solo exigé. Elle l’écrivit sur son genou, et le répéta à la hâte avec Haydn, qui se mit ainsi en mesure de l’accompagner. Elle lui trouva aussi un fragment de Sébastien Bach qu’il connaissait, et qu’ils arrangèrent tant bien que mal, à eux deux, pour la circonstance.
La messe sonna, qu’ils répétaient encore et s’entendaient en dépit du vacarme de la grosse cloche. Quand M. le chanoine, revêtu de ses ornements, parut à l’autel, les chœurs étaient déjà partis et galopaient le style fugué du germanique compositeur, avec un aplomb de bon augure. Consuelo prenait plaisir à voir et à entendre ces bons prolétaires allemands avec leurs figures sérieuses, leurs voix justes, leur ensemble méthodique et leur verve toujours soutenue, parce qu’elle est toujours contenue dans de certaines limites.
« Voilà, dit-elle à Joseph dans un intervalle, les exécutants qui conviennent à cette musique-là : s’ils avaient le feu qui a manqué au maître, tout irait de travers ; mais ils ne l’ont pas, et les pensées forgées à la mécanique sont rendues par des pièces de mécanique. Pourquoi l’illustre maestro Hoditz-Roswald n’est-il pas ici pour faire fonctionner ces machines ? Il se donnerait beaucoup de mal, ne servirait à rien, et serait le plus content du monde. »
Le solo de voix d’homme inquiétait bien des gens, Joseph s’en tira à merveille : mais quand vint celui de Consuelo, cette manière italienne les étonna d’abord, les scandalisa un peu, et finit par les enthousiasmer. La cantatrice se donna la peine de chanter de son mieux, et l’expression de son chant large et sublime transporta Joseph jusqu’aux cieux.
« Je ne peux croire, lui dit-il, que vous ayez jamais pu mieux chanter que vous venez de le faire pour cette pauvre messe de village.
– Jamais, du moins, je n’ai chanté avec plus d’entrain et de plaisir, lui répondit-elle. Ce public m’est plus sympathique que celui d’un théâtre. Maintenant laisse-moi regarder de la tribune si M. le chanoine est content. Oui, il a tout à fait l’air béat, ce respectable chanoine ; et à la manière dont tout le monde cherche sur sa physionomie la récompense de ses efforts, je vois bien que le bon Dieu est le seul ici dont personne ne songe à s’occuper.
– Excepté vous, Consuelo ! la foi et l’amour divin peuvent seuls inspirer des accents comme les vôtres. »
Quand les deux virtuoses sortirent de l’église après la messe, il s’en fallut de peu que la population ne les portât en triomphe jusqu’au presbytère, où un bon déjeuner les attendait. Le curé les présenta à M. le chanoine, qui les combla d’éloges et voulut entendre encore après-boire le solo du Porpora. Mais Consuelo, qui s’étonnait avec raison que personne n’eût reconnu sa voix de femme, et qui craignait l’œil du chanoine, s’en défendit, sous prétexte que les répétitions et sa coopération active à toutes les parties du chœur l’avaient beaucoup fatiguée. L’excuse ne fut pas admise, et il fallut comparaître au déjeuner du chanoine.
M. le chanoine était un homme de cinquante ans, d’une belle et bonne figure, fort bien fait de sa personne, quoique un peu chargé d’embonpoint. Ses manières étaient distinguées, nobles même ; il disait à tout le monde en confidence qu’il avait du sang royal dans les veines, étant un des quatre cents bâtards d’Auguste II, électeur de Saxe et roi de Pologne.
Il se montra gracieux et affable autant qu’homme du monde et personnage ecclésiastique doit l’être. Joseph remarqua à ses côtés un séculier, qu’il paraissait traiter à la fois avec distinction et familiarité. Il sembla à Joseph avoir vu ce dernier à Vienne ; mais il ne put mettre, comme on dit, son nom sur sa figure.
« Hé bien ! mes chers enfants, dit le chanoine, vous me refusez une seconde audition du thème de Porpora ? Voici pourtant un de mes amis, encore plus musicien, et cent fois meilleur juge que moi, qui a été bien frappé de votre manière de dire ce morceau. Puisque vous êtes fatigué, ajouta-t-il en s’adressant à Joseph, je ne vous tourmenterai pas davantage ; mais il faut que vous ayez l’obligeance de nous dire comment on vous appelle et où vous avez appris la musique. »
Joseph vit qu’on lui attribuait l’exécution du solo que Consuelo avait chanté, et un regard expressif de celle-ci lui fit comprendre qu’il devait confirmer le chanoine dans cette méprise.
« Je m’appelle Joseph, répondit-il brièvement, et j’ai étudié à la maîtrise de Saint-Étienne.
– Et moi aussi, reprit le personnage inconnu, j’ai étudié à la maîtrise, sous Reuter le père. Vous, sans doute, sous Reuter le fils ?
– Oui, monsieur.
– Mais vous avez eu ensuite d’autres leçons ? Vous avez étudié en Italie ?
– Non, monsieur.
– C’est vous qui avez tenu l’orgue ?
– Tantôt moi, tantôt mon camarade.
– Et qui a chanté ?
– Nous deux.
– Fort bien ! Mais le thème du Porpora, ce n’est pas vous, dit l’inconnu, tout en regardant Consuelo de côté.
– Bah ! ce n’est pas cet enfant-là ! dit le chanoine en regardant aussi Consuelo, il est trop jeune pour savoir aussi bien chanter.
– Aussi ce n’est pas moi, c’est lui », répondit-elle brusquement en désignant Joseph.
Elle était pressée de se délivrer de ces questions, et regardait la porte avec impatience.
« Pourquoi dites-vous un mensonge, mon enfant ? dit naïvement le curé. Je vous ai déjà entendu et vu chanter hier et j’ai bien reconnu l’organe de votre camarade Joseph dans le solo de Bach.
– Allons ! vous vous serez trompé, monsieur le curé, reprit l’inconnu, avec un sourire fin, ou bien ce jeune homme est d’une excessive modestie. Quoi qu’il en soit, nous donnons des éloges à l’un et à l’autre. »
Puis, tirant le curé à l’écart :
« Vous avez l’oreille juste, lui dit-il, mais vous n’avez pas l’œil clairvoyant ; cela fait honneur à la pureté de vos pensées. Cependant, il faut vous détromper : ce petit paysan hongrois est une cantatrice italienne fort habile.
– Une femme déguisée ! » s’écria le curé stupéfait.
Il regarda Consuelo attentivement tandis qu’elle était occupée à répondre aux questions bienveillantes du chanoine ; et soit plaisir soit indignation, le bon curé rougit depuis son rabat jusqu’à sa calotte.
« C’est comme je vous le dis, reprit l’inconnu.
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