Contes à Ninon
Zola a publié quatre recueil de nouvelles : Contes à Ninon (1864), Nouveaux Contes à Ninon (1874), Le Capitaine Burle (1882) et Naïs Micoulin (1884). À cette liste il faut ajouter les Esquisses parisiennes, ensemble de quatre nouvelles publiées en appendice du roman Le Vœu d’une morte (1866), et Les Soirées de Médan (1880), recueil collectif publié avec Joris-Karl Huysmans, Guy de Maupassant, Henry Céard, Léon Hennique et Paul Alexis, dans lequel Zola a donné « L’Attaque du moulin ». Citons également Madame Sourdis, recueil posthume constitué par Eugène Fasquelle en 1929.
Cahier raisonné des œuvres de Zola.
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Contes à Ninon
Les voici donc, mon amie, ces libres récits de notre jeune âge, que je t’ai contés dans les campagnes de ma chère Provence, et que tu écoutais d’une oreille attentive, en suivant vaguement du regard les grandes lignes bleues des collines lointaines.
Les soirs de mai, à l’heure où la terre et le ciel s’anéantissaient avec lenteur dans une paix suprême, je quittais la ville et gagnais les champs : les coteaux arides, couverts de ronces et de genévriers ; ou bien les bords de la petite rivière, ce torrent de décembre, si discret aux beaux jours ; ou encore un coin perdu de la plaine, tiède des embrasements de midi, vastes terrains jaunes et rouges, plantés d’amandiers aux branches maigres, de vieux oliviers grisonnants et de vignes laissant traîner sur le sol leurs ceps entrelacés.
Pauvre terre desséchée, elle flamboie au soleil, grise et nue, entre les prairies grasses de la Durance et les bois d’orangers du littoral. Je l’aime pour sa beauté âpre, ses roches désolées, ses thyms et ses lavandes. Il y a dans cette vallée stérile je ne sais quel air brûlant de désolation : un étrange ouragan de passion semble avoir soufflé sur la contrée ; puis, un grand accablement s’est fait, et les campagnes, ardentes encore, se sont comme endormies dans un dernier désir. Aujourd’hui, au milieu de mes forêts du Nord, lorsque je revois en pensée ces poussières et ces cailloux, je me sens un amour profond pour cette patrie sévère qui n’est pas la mienne. Sans doute, l’enfant rieur et les vieilles roches chagrines s’étaient autrefois pris de tendresse ; et, maintenant, l’enfant devenu homme dédaigne les prés humides, les verdures noyées, amoureux des grandes routes blanches et des montagnes brûlées, où son âme, fraîche de ses quinze ans, a rêvé ses premiers songes.
Je gagnais les champs. Là, au milieu des terres labourées ou sur les dalles des coteaux, lorsque je m’étais couché à demi, perdu dans cette paix qui tombait des profondeurs du ciel, je te trouvais, en tournant la tête, mollement couchée à ma droite, pensive, le menton dans la main, me regardant de tes grands yeux. Tu étais l’ange de mes solitudes, mon bon ange gardien que j’apercevais près de moi, quelle que fût ma retraite ; tu lisais dans mon cœur mes secrets désirs, tu t’asseyais partout à mon côté, ne pouvant être où je n’étais pas. Aujourd’hui, j’explique ainsi ta présence de chaque soir. Autrefois, sans jamais te voir venir, je n’avais point d’étonnement à rencontrer sans cesse tes clairs regards : je te savais fidèle, toujours en moi.
Ma chère âme, tu me rendais plus douces les tristesses des soirées mélancoliques. Tu avais la beauté désolée de ces collines, leur pâleur de marbre, rougissante aux derniers baisers du soleil. Je ne sais quelle pensée éternelle élevait ton front et grandissait tes yeux. Puis, lorsqu’un sourire passait sur tes lèvres paresseuses, on eût dit, dans la jeunesse et la splendeur soudaine de ton visage, ce rayon de mai qui fait monter toutes fleurs et toutes verdures de cette terre frémissante, fleurs et verdures d’un jour que brûlent les soleils de juin. Il existait, entre toi et les horizons, de secrètes harmonies qui me faisaient aimer les pierres des sentiers. La petite rivière avait ta voix ; les étoiles, à leur lever, regardaient de ton regard ; toutes choses, autour de moi, souriaient de ton sourire. Et toi, donnant ta grâce à cette nature, tu en prenais les sévérités passionnées. Je vous confondais l’une avec l’autre. À te voir, j’avais conscience de son ciel libre, et, lorsque mes yeux interrogeaient la vallée, je retrouvais tes lignes souples et fortes dans les ondulations des terrains. C’est à vous comparer ainsi que je me mis à vous aimer follement toutes deux, ne sachant laquelle j’adorais davantage, de ma chère Provence ou de ma chère Ninon.
Chaque matin, mon amie, je me sens des besoins nouveaux de te remercier des jours d’autrefois. Tu fus charitable et douce, de m’aimer un peu et de vivre en moi ; dans cet âge où le cœur souffre d’être seul, tu m’apportas ton cœur pour épargner au mien toute souffrance. Si tu savais combien de pauvres âmes meurent aujourd’hui de solitude ! Les temps sont durs à ces âmes faites d’amour. Moi, je n’ai pas connu ces misères. Tu m’as présenté à toute heure un visage de femme à adorer ; tu as peuplé mon désert, te mêlant à mon sang, vivante dans ma pensée. Et moi, perdu en ces amours profondes, j’oubliais, te sentant en mon être. La joie suprême de notre hymen me faisait traverser en paix cette rude contrée des seize ans, où tant de mes compagnons ont laissé des lambeaux de leurs cœurs.
Créature étrange, aujourd’hui que tu es loin de moi et que je puis voir clair en mon âme, je trouve un âpre plaisir à étudier pièce à pièce nos amours. Tu étais femme, belle et ardente, et je t’aimais en époux. Puis, je ne sais comment, parfois tu devenais une sœur, sans cesser d’être une amante ; alors, je t’aimais en amant et en frère à la fois, avec toute la chasteté de l’affection, tout l’emportement du désir. D’autres fois, je trouvais en toi un compagnon, une robuste intelligence d’homme, et toujours aussi une enchanteresse, une bien-aimée, dont je couvrais le visage de baisers, tout en lui en serrant la main en vieux camarade. Dans la folie de ma tendresse, je donnais ton beau corps que j’aimais tant, à chacune de mes affections.
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