Je marchais d’un bon pas, montant et descendant les allées, lorsque je vis une ombre grise glisser le long des maisons. Cette ombre venait à moi, rapidement, sans paraître me voir ; à la légèreté de la démarche, au rythme cadencé des vêtements, je reconnus une femme.

Elle allait me heurter, quand elle leva instinctivement les yeux. Son visage m’apparut à la lueur d’une lanterne voisine, et voilà que je reconnus Celle qui m’aime : non pas l’immortelle au blanc nuage de mousseline ; mais une pauvre fille de la terre, vêtue d’indienne déteinte. Dans sa misère, elle me parut charmante encore, bien que pâle et fatiguée. Je ne pouvais douter : c’étaient là les grands yeux, les lèvres caressantes de la vision ; et c’était, de plus, à la voir ainsi de près, la suavité de traits que donne la souffrance.

Comme elle s’arrêtait une seconde, je saisis sa main, que je baisai. Elle leva la tête et me sourit vaguement, sans chercher à retirer ses doigts. Me voyant rester muet, l’émotion me serrant à la gorge, elle haussa les épaules, en reprenant sa marche rapide.

Je courus à elle, je l’accompagnai, mon bras serré à sa taille. Elle eut un rire silencieux ; puis frissonna et dit à voix basse :

– J’ai froid : marchons vite.

Pauvre ange, elle avait froid ! Sous le mince châle noir, ses épaules tremblaient au vent frais de la nuit. Je l’embrassai sur le front, je lui demandai doucement :

– Me connais-tu ?

Une troisième fois, elle leva les yeux, et sans hésiter :

– Non, me répondit-elle.

Je ne sais quel rapide raisonnement se fit dans mon esprit. À mon tour je frissonnai.

– Où allons-nous ? lui demandai-je de nouveau.

Elle haussa les épaules, avec une petite moue d’insouciance ; elle me dit de sa voix d’enfant :

– Mais où tu voudras, chez moi, chez toi, peu importe.

 

 

IX

 

Nous marchions toujours, descendant l’avenue.

J’aperçus sur un banc deux soldats, dont l’un discourait gravement, tandis que l’autre écoutait avec respect. C’étaient le sergent et le conscrit. Le sergent, qui me parut très ému, m’adressa un salut moqueur, en murmurant :

– Les riches prêtent parfois, monsieur.

Le conscrit, âme tendre et naïve, me dit d’un ton dolent :

– Je n’avais qu’elle, monsieur : vous me volez Celle qui m’aime.

Je traversai la route et pris l’autre allée.

Trois gamins venaient à nous, se tenant par les bras et chantant à tue-tête. Je reconnus les écoliers. Les petits malheureux n’avaient plus besoin de feindre l’ivresse. Ils s’arrêtèrent, pouffant de rire, puis me suivirent quelques pas, me criant chacun d’une voix mal assurée :

– Hé ! monsieur, madame vous trompe, madame est Celle qui m’aime !

Je sentais une sueur froide mouiller mes tempes. Je précipitais mes pas, ayant hâte de fuir, ne pensant plus à cette femme que j’emportais dans mes bras. Au bout de l’avenue, comme j’allais enfin quitter ce lieu maudit, je heurtai, en descendant du trottoir, un homme commodément assis dans le ruisseau. Il appuyait la tête sur la dalle, la face tournée vers le ciel, se livrant sur ses doigts à un calcul fort compliqué.

Il tourna les yeux, et, sans quitter l’oreiller :

– Ah ! c’est vous, monsieur, me dit-il en balbutiant. Vous devriez bien m’aider à compter les étoiles. J’en ai déjà trouvé plusieurs millions, mais je crains d’en oublier quelqu’une. C’est de la statistique seule, monsieur, que dépend le bonheur de l’humanité.

Un hoquet l’interrompit. Il reprit en larmoyant :

– Savez-vous combien coûte une étoile ? Sûrement le bon Dieu a fait là-haut une grosse dépense, et le peuple manque de pain, monsieur ! À quoi bon ces lampions ? est-ce que cela se mange ? quelle en est l’application pratique, je vous prie ? Nous avions bien besoin de cette fête éternelle. Allez, Dieu n’a jamais eu la moindre teinte d’économie sociale.

Il avait réussi à se mettre sur son séant ; il promenait autour de lui des regards troubles, hochant la tête d’un air indigné. C’est alors qu’il vint à apercevoir ma compagne. Il tressaillit, et, le visage pourpre, tendit avidement les bras.

– Eh ! eh ! reprit-il, c’est Celle qui m’aime.

 

 

X

 

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– « Voici, me dit-elle, je suis pauvre, je fais ce que je peux pour manger. L’hiver dernier, je passais quinze heures courbé sur un métier, et je n’avais pas du pain tous les jours. Au printemps, j’ai jeté mon aiguille par la fenêtre. Je venais de trouver une occupation moins fatigante et plus lucrative.

« Je m’habille chaque soir de mousseline blanche. Seule dans une sorte de réduit, appuyée au dossier d’un fauteuil, j’ai pour tout travail à sourire depuis six heures jusqu’à minuit. De temps à autre, je fais une révérence, j’envoie un baiser dans le vide.