Puis il disparut.
– Clérian, dit Gneuss après un silence, les loups rôdent ce soir : va chercher notre ami.
Et Clérian se perdit à son tour dans les ténèbres.
Gneuss et Flem, las d’attendre, s’enveloppèrent dans leurs manteaux, couchés tous deux auprès du brasier demi-éteint. Leurs yeux se fermaient, lorsque le même cri terrible passa sur leurs têtes. Flem se leva, silencieux, et marcha vers l’ombre où s’étaient effacés ses deux compagnons.
Alors Gneuss se trouva seul. Il eut peur, peur de ce gouffre noir, où courait un râle d’agonie. Il jeta dans le brasier des herbes sèches, espérant que la clarté du feu dissiperait son effroi. La flamme monta, sanglante, le sol fut éclairé d’un large cercle lumineux ; dans ce cercle, les buissons dansaient fantastiquement, et les morts, qui dormaient à leur ombre, semblaient secoués par des mains invisibles.
Gneuss eut peur de la lumière. Il dispersa les branches enflammées, il les éteignit sous ses talons. Comme l’ombre retombait, plus pesante et plus épaisse, il frissonna, redoutant d’entendre passer le cri de mort. Il s’assit, puis se releva pour appeler ses compagnons. Les éclats de sa voix l’effrayèrent ; il craignit d’avoir attiré sur lui l’attention des cadavres.
La lune parut, et Gneuss vit avec épouvante un pâle rayon glisser sur le champ de bataille. Maintenant la nuit n’en cachait plus l’horreur. La plaine dévastée, semée de débris et de morts, s’étendait devant le regard, couverte d’un linceul de lumière ; et cette lumière, qui n’était pas le jour, éclairait les ténèbres, sans en dissiper les horreurs muettes.
Gneuss, debout, la sueur au front, eut la pensée de monter sur la colline éteindre le pâle flambeau des nuits. Il se demanda ce qu’attendaient les morts pour se dresser et venir l’entourer, maintenant qu’ils le voyaient. Leur immobilité devint une angoisse pour lui ; dans l’attente de quelque événement terrible, il ferma les yeux.
Et, comme il était là, il sentit une chaleur tiède au talon gauche. Il se baissa vers le sol, il vit un mince ruisseau de sang qui fuyait sous ses pieds. Ce ruisseau, bondissant de cailloux en cailloux, coulait avec un gai murmure ; il sortait de l’ombre, se tordait dans un rayon de lune, pour s’enfuir et retourner dans l’ombre ; on eût dit un serpent aux noires écailles dont les anneaux glissaient et se suivaient sans fin. Gneuss recula sans pouvoir refermer les yeux ; une effrayante contraction les tenait grands ouverts, fixés sur le flot sanglant.
Il le vit se gonfler lentement, s’élargir dans son lit. Le ruisseau devint rivière, rivière lente et paisible qu’un enfant aurait franchie d’un élan. La rivière devint torrent et passa sur le sol avec un bruit sourd, rejetant sur les bords une écume rougeâtre. Le torrent devint fleuve, fleuve immense.
Ce fleuve emportait les cadavres ; et c’était un horrible prodige que ce sang sorti des blessures en telle abondance qu’il charriait les morts.
Gneuss reculait toujours devant le flot qui montait. Ses regards n’apercevaient plus l’autre rive ; il lui semblait que la vallée se changeait en lac.
Soudain, il se trouva adossé contre une rampe de roches ; il dut s’arrêter dans sa fuite. Alors il sentit la vague battre ses genoux. Les morts qu’emportait le courant, l’insultaient au passage ; chacune de leurs blessures devenait une bouche qui le raillait de son effroi. La mer épaisse montait, montait toujours ; maintenant elle sanglotait autour de ses hanches. Il se dressa dans un suprême effort, se cramponna aux fentes des roches ; les roches se brisèrent, il retomba, et le flot couvrit ses épaules.
La lune pâle et morne regardait cette mer où ses rayons s’éteignaient sans reflet. La lumière flottait dans le ciel. La nappe immense, toute d’ombre et de clameurs, paraissait l’ouverture béante d’un abîme.
La vague montait, montait ; elle rougit de son écume les lèvres de Gneuss.
II
À l’aube, Elberg en arrivant éveilla Gneuss qui dormait, la tête sur une pierre.
– Ami, dit-il, je me suis égaré dans les buissons. Comme je m’étais assis au pied d’un arbre, le sommeil m’a surpris et les yeux de mon âme ont vu se dérouler des scènes étranges, dont le réveil n’a pu dissiper le souvenir.
Le monde était à son enfance. Le ciel semblait un immense sourire. La terre, vierge encore, s’épanouissait aux rayons de mai, dans sa chaste nudité.
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